dièses contre les préconçus

Puissance d’un mot : « nègre »


Les controverses sur le titre du livre d'Agatha Christie, puis sur les propos de Nicolas Sarkozy, montrent que le mot est encore utilisé afin d'enfermer les noirs dans une position subalterne.
par #Aurélia Michel — temps de lecture : 8 min —

Il a beaucoup été question, en septembre, d’un mot qu’il ne faut plus dire et que certains ont tout de même envie d’utiliser. Le mot « nègre » a ainsi fait un retour étonnant dans l’espace public en étant l’objet de plusieurs controverses. Nous percevons sa puissance car sa simple prononciation ou publication peut constituer une offense. En même temps, il reste un vocable présent et nécessaire si l’on veut évoquer la réalité qu’il désigne, le racisme. Aux États-Unis, on résout cette contradiction en le désignant par son initiale, le « N word » ou le « mot Haine » en français. En effet, ces cinq lettres résument et performent à elles seules ce qui en France relève du délit, c’est-à-dire la discrimination raciale.

Un mot indissociable de l’esclavage

Si l’on adopte une définition historique du racisme, celui-ci a tout à voir avec le mot nègre et, plus largement, avec sa fonction au moment de la fondation de nos identités européennes modernes au tournant du XIXe siècle. En s’organisant en entités nationales, les Européens, ainsi que les sociétés américaines qui en étaient issues, ont renouvelé les systèmes anthropologiques qui définissent le groupe d’appartenance et les règles fondamentales de la vie sociale. En particulier, de nouvelles communautés et leurs États ont énoncé, à travers des lois et notamment les codes pénaux et civils, les interdits de l’inceste et du meurtre. Ceux-ci, dans toute société, désignent les individus avec qui les rapports sexuels et les alliances matrimoniales sont permis et ceux avec qui la violence est légitime. Dans une double dynamique de scissions et d’alliances, le début du XIXe siècle européen a vu surgir un ensemble de « nations » dont l’identité et l’affiliation se construisent par une série d’oppositions – au juif, au nègre, à l’étranger –, mais aussi dans une relation subtile au frère rival, c’est-à-dire les autres nations blanches. Ces dernières peuvent en effet fournir des conjoints, c’est-à-dire des personnes susceptibles d’intégrer la parenté au sein de la communauté nationale. Ce qui nous intéresse ici est de comprendre la figure du nègre dans cette période d’élaboration et d’énonciation des règles de nos sociétés et ainsi la puissance qu’il convoque encore aujourd’hui.

Revenons rapidement sur l’histoire du terme. « Nègre » désigne en français, à partir du début du XVIIe siècle, l’esclave africain. Il est la traduction du mot negro utilisé, depuis le XVIe siècle, comme un équivalent du mot « esclave » aux Amériques par les Portugais qui en font le commerce. Or, le statut d’esclave renvoie lui aussi à une dimension anthropologique, comme a pu le démontrer Claude Meillassoux1dans Anthropologie de l’esclavage, Le ventre de fer et d’argent, Paris, PUF, 1986.. Dans la société qui l’utilise, l’esclave est en effet celui qui est exclu de la parenté. Par définition, il est empêché d’intégrer une lignée et d’être le porteur d’une filiation, c’est-à-dire d’être le parent d’un enfant libre. Par cette condition qui le désocialise radicalement, l’esclave peut alors être « domestiqué ». Dans une communauté donnée, régie par le statut de l’individu libre – le parent – capable d’engager des liens sociaux de réciprocité (par exemple à travers le travail, les relations affectives et sexuelles, l’attention et le soin), l’esclave voit ces mêmes activités, grâce au procédé de l’esclavage, désocialisées, désencastrées de leur sens social et ainsi « libérées » d’obligations et d’engagements vis-à-vis de toute communauté. Le travail d’un esclave peut alors être aliéné et, au moins pour ce qui concerne les sociétés antiques grecques et romaines puis européennes modernes, approprié (forme ultime d’aliénation) et devenir une marchandise. Ce principe est tout aussi vrai de l’activité sexuelle, activité humaine s’il en est, et que l’esclavage « libère » des obligations sociales. Par conséquent, sur l’esclave ne pèse aucun des interdits fondamentaux qui définissent le groupe et le système de parenté : ni l’inceste, ni le meurtre. Le corps de l’esclave ainsi « libéré » devient potentiellement la cible des pulsions qui auraient été réprimées s’il s’agissait d’un membre de la parenté, voire d’un étranger, susceptible quant à lui d’intégrer une lignée ou d’acquérir une civilité par le mariage. Réceptacle potentiel de ces pulsions autrement inavouables ou interdites, le corps esclave ne peut jamais tout à fait dépasser cette exclusion et n’accède jamais à la pleine jouissance de la liberté : même affranchi, le nègre reste marqué par le stigmate de l’esclave. De même, la prostituée, quand elle est de statut libre, demeure une éternelle esclave affranchie.

L’émergence du salariat

Ce fut sans contexte une des conditions du développement du capitalisme que de s’appuyer sur un travail « libéré » de toute réciprocité et d’inscription sociale, travail qui peut ainsi accompagner les immenses restructurations productives qui se déploient à l’époque moderne. Avant de renvoyer plus tard à une théorie raciale, le mot « nègre » appartient fondamentalement au vocabulaire marchand. Il fait des humains qu’il désigne des possibles marchandises. Ces individus voient certaines de leurs activités sociales (travail, affection, relations sexuelles, allaitement, attention) devenir « marchandisables ». En outre, en les sortant définitivement de la parenté, il devient permis de leur infliger la violence qui sera considérée nécessaire pour les contraindre, au travail notamment ou à des rapports sexuels. Pour comprendre l’ambivalence du mot « nègre », il suffit de penser au mot « prostituée ». Celui-ci désigne bien une femme (humaine donc) mais dont on sait que l’activité sexuelle peut être une marchandise. De même, le mot « nègre » désigne un être humain dont le travail est aliénable, appropriable. Cette potentielle marchandisation, ainsi que la possibilité de la violence qui lui est associée, produisent le stigmate qui finit par définir l’individu tout entier.

Avec la croissance inouïe de l’économie atlantique fondée en grande partie sur la production de plantation, sont apparues, dès le milieu du XVIIIe siècle, les limites du développement de l’esclavage. Puisqu’il ne produit pas de « parents », ni donc d’enfants, le système esclavagiste est obligé de s’alimenter en main d’œuvre en dehors du territoire et de la communauté, il dépend donc de la traite. Or, les filières de traite construites durant un siècle et demi entre l’Afrique et les Amériques montrent dès les années 1750 – alors même que le marché des denrées coloniales est florissant – des signes de fragilité. On peut considérer qu’une transition productive majeure a lieu de la fin du XVIIIe siècle jusqu’au milieu du XIXe siècle, lorsque les Européens renoncent à l’esclavage et la traite des esclaves pour s’appuyer sur un autre type de travail, toujours « libéré » et marchandisé, le salariat. Cette fois cependant, la main d’œuvre se reproduit d’elle-même : les prolétaires, à la base de la révolution industrielle, fournissent, comme les esclaves, du travail « libre », au sens où il est libéré de toute inscription sociale, mais contrairement à l’esclavage, le système d’exploitation leur attribue un rôle de « parent », non pas au sens anthropologique mais productif (prolétaire signifie « qui a des enfants »). Ce nouveau système permet, d’une part, de reconstituer le stock de main d’œuvre sans la traite et, d’autre part, de contraindre le travailleur, qui doit assumer la charge de sa famille. C’est dans ce contexte d’ailleurs que le mot « nègre » a pu devenir une insulte, référence à l’esclave duquel il s’agit à tout prix de se distinguer.

Un mot qui exprime l’exclusion

Mais dès cette époque, le mot « nègre » charrie encore autre chose, à savoir l’expérience singulière de la violence qui caractérise la société atlantique esclavagiste à l’époque moderne (aux XVIIe et XVIIIe siècles). Dans les sociétés antillaises et plus largement américaines, le fait qu’aucun interdit sexuel ne pèse sur les esclaves entraîne rapidement l’apparition d’une population métisse, appelée mulâtre, ainsi que des situations affectives et des relations complexes entre maîtres et esclaves : cela conduit à l’existence d’une population affranchie (par le maître qui en est le père ou la sœur, par affection ou gratitude). Libres mais portant le stigmate de l’esclavage, ces individus qui en théorie et en droit peuvent intégrer la parenté des nations européennes sont fortement rejetés par la société créole « blanche ». Le mot « nègre » les remet à leur place, celle d’éternel affranchi, d’esclave par nature, et à ce titre, susceptible d’être violenté, violé, aliéné. Il est donc un mot qui profère en lui-même la violence permise, et empêche le frère, le fils, la sœur biologique d’intégrer la parenté. Ce mot est d’autant plus nécessaire que, tandis que l’esclave avait sa place assignée dans une institution connue de tous, le nègre échappe constamment à son statut, menace le maître de sa proximité.

De la même manière que le nègre menace de devenir le fils ou le frère, le mot « pute », utilisée comme une insulte, renvoie au risque que la prostituée réintègre le groupe des femmes que l’on peut épouser, la menace incessante que la « maman » devienne la « putain » et réciproquement. Car si cette menace se réalisait, ce serait un double cataclysme pour celui qui profère l’injure (on notera d’ailleurs que chez les policiers de Rouen qui se livrent à des injures racistes et dont les enregistrements ont été diffusés par Arte en mai 2020, les deux mots, « pute » et « nègre », sont associés de manière compulsive). Si le nègre devenait le frère ou l’oncle et la prostituée l’épouse ou la fille, le locuteur serait alors confronté à l’irréparable : l’interdit sexuel, l’interdit de meurtre ou plus simplement de violence, transgressé par un acte qui fut infligé, ou que, dans un système raciste ou esclavagiste, l’on pourrait potentiellement infliger. L’idée même de la réalisation de ces interdits et de ces pulsions suffit à rendre le nègre ou la pute terrifiante.

Un mot qui accuse

L’insulte procède donc d’un double mouvement. Par le mot « nègre » ou « pute », la violence verbale sert d’abord de repoussoir : il s’agit de renvoyer l’individu à sa condition esclave, de l’empêcher de devenir un alter ego et d’intégrer la société. À ce titre, l’insulte protège le locuteur face à ce qu’il considère comme une menace. D’un autre côté et dans un même mouvement, l’insulte est une auto-accusation qui met le locuteur devant la réalité terrifiante de ses pulsions interdites, pulsions qu’il aurait réprimées face à un « citoyen » ou à une « femme », mais auxquelles il cède ou pourrait céder face au nègre ou à la pute. Ainsi la haine du nègre ou de la pute renvoie à une terreur intime, celle de voir sa propre identité, déterminée par les règles anthropologiques de sa société, s’écrouler face aux pulsions sexuelles et violentes qui déborderaient le sujet. C’est pourquoi, dans une société post-esclavagiste, à commencer par la nôtre, la demande de celui qui prononce des insultes racistes est presque toujours d’être rassuré dans son identité, qui est menacée par les conflits entre pulsions et répressions qui structurent l’ordre social. De même, lorsque quelqu’un réclame l’usage du mot « nègre », il exprime la nécessité de maintenir la structure esclavagiste qui soutient la société dans laquelle il est lui-même un « libre », c’est-à-dire un « blanc ».

Aurélia Michel est maîtresse de conférences en histoire des Amériques noires à l’Université Paris-Diderot. Elle est l’autrice de Un monde en nègre et blanc – Enquête historique sur l’ordre racial, publié en 2020 chez Seuil.


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