Les erreurs d’un livre

Dans Race et sciences sociales, le sociologue Stéphane Beaud et l’historien Gérard Noiriel reprochent à une partie du mouvement antiraciste d’avoir « racialisé » la question sociale et fustigent l’approche intersectionnelle choisie par de nombreux chercheurs. Pour En attendant Nadeau, l’historienne Michelle Zancarini-Fournel, qui a notamment écrit une Histoire populaire de la France et une Histoire des féminismes de 1789 à nos jours [1], analyse les multiples erreurs et oublis d’un livre qui a délibérément choisi le terrain de la polémique.


Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie. Agone, coll. « Épreuves sociales », 432 p., 22 €


Avant d’analyser le contenu du livre de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, respectivement sociologue et historien reconnus, il paraît indispensable d’évoquer, dans une démarche généalogique, des textes qu’ils ont produits de longue date pour alimenter le débat public sur l’usage dans la recherche des catégories de classe, de race, de genre et d’intersectionnalité. Il est nécessaire par ailleurs d’analyser le contexte de publication de ce dernier ouvrage et sa réception potentielle au moment où, entre 2020 et 2021, le président de la République, le ministre de l’Éducation nationale et le ministre de l’Intérieur, des universitaires et, après la parution de ce livre, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche ont dénoncé et fustigé certains chercheurs et chercheuses sous le vocable « d’islamo-gauchistes », appelant à une police de la recherche dans le monde universitaire.

Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie

Version définitive et version provisoire de la couverture du livre de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel

Je précise que je connais depuis longtemps Gérard Noiriel (rencontré il y a plusieurs décennies dans des séminaires d’histoire sociale au Centre Pierre Léon à Lyon) ainsi que Stéphane Beaud. Je les ai fréquentés tous deux dans des colloques, séminaires et jurys de thèse. J’ai lu et je possède dans ma bibliothèque leurs ouvrages, auxquels je me réfère à l’occasion, mais ce dernier livre m’a sidérée, à la fois par sa réalisation, son agencement et son argumentaire, et également par le choix assumé par les auteurs de publier un tel livre dans le contexte politique et scientifique actuel.

Les premiers textes signés en commun sur le même sujet par Stéphane Beaud et Gérard Noiriel datent de mai 2011, après « l’affaire des quotas » dans le football français – la limitation préconisée par la Direction technique nationale de la Fédération française de football du recrutement de joueurs binationaux. Dans Libération ou dans Le Monde, les deux auteurs dénoncent « l’occultation des réalités sociales au profit des discours identitaires », un langage qui oppose « les Blancs aux non-Blancs (“Noirs et Arabes”) », et « un enfermement identitaire de la fraction déshéritée de la jeunesse populaire ». Cette « racialisation » du discours social par « les politiciens, les journalistes, les intellectuels, bref les professionnels de la parole publique » remonterait, selon les auteurs, aux années 1980, et aurait été « accompagnée et cautionnée » par « une partie du mouvement antiraciste ».

Dix ans plus tard, l’argumentaire du livre Race et sciences sociales a peu changé. S’y ajoute, outre l’affirmation récurrente d’une posture affirmée de leur scientificité d’intellectuels qui se tiendraient à l’écart et en surplomb du débat public, la mise au pilori d’un certain nombre de chercheurs et chercheuses sans véritable discussion sur leurs publications ; certains – les plus jeunes – ne sont même pas nommés individuellement, mais désignés en groupe, en particulier ceux et celles qui ont réalisé un numéro de la revue Mouvements en février 2019. Comme s’ils et elles n’avaient pas d’identité personnelle, mais étaient coupables d’effectuer leurs recherches dans une démarche militante et non scientifique. Je cite ici les noms des responsables du dossier de Mouvements – Abdellali Hajjat et Silyane Larcher – puisque Stéphane Beaud et Gérard Noiriel les invisibilisent ainsi que leurs coautrices. D’autres, plus âgés, désignés nommément, sont épinglés – Didier Fassin, Éric Fassin, Pap Ndiaye, Pascal Blanchard, auxquels s’ajoute François Gèze, éditeur à La Découverte qui les a publiés pour la plupart. Leur forfait, aux yeux de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, serait de privilégier dans leurs recherches les questions de race (et secondairement de genre) au détriment de la classe et de discréditer les sciences sociales par leur engagement politique.

Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie

Ouvrières de Detroit en grève (années 1960) © D.R.

Le 29 octobre 2018, Gérard Noiriel avait posté sur son blog un texte de « Réflexions sur la gauche identitaire » dans lequel il citait l’introduction de son Histoire populaire de la France, parue en 2018 : « le projet d’écrire une histoire populaire du point de vue des vaincus a été accaparé par des porte-parole des minorités [je rétablis ce qui a été coupé sur le blog : (religieuses, raciales, sexuelles) pour alimenter des histoires féministes, multiculturalistes ou postcoloniales] qui ont contribué à marginaliser l’histoire des classes populaires ». Accessoirement, je suis surprise de voir les femmes assimilées à une minorité sexuelle et leur histoire qualifiée « d’histoires féministes » marginalisant les classes populaires ; mais le cheval de bataille de Gérard Noiriel sur son blog est avant tout l’intersectionnalité promue par la « gauche identitaire » – reprise de l’expression du chercheur états-unien Mark Lilla –, qui aurait abandonné la classe au profit de la race et du genre. Les responsables seraient à chercher dans le tournant néolibéral de 1983 des socialistes au pouvoir et dans l’action d’une partie des antiracistes (sur lesquels je reviendrai). L’argumentation est reprise quasiment mot pour mot dans le livre publié en 2021.

L’argumentaire est identique dans un article de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, « Impasses des politiques identitaires », publié dans Le Monde diplomatique en janvier 2021 et constitué de deux passages accolés de l’introduction et de la conclusion de leur livre à venir. Cet article a suscité débats et réactions sur les réseaux sociaux, tout en constituant une excellente rampe de lancement pour un ouvrage publié un mois plus tard. Sa lecture pose une question lancinante : pourquoi récidiver dans ce contexte spécifique si particulier de « chasse aux sorcières dans l’université », en donnant une caution de « gauche » à la délégitimation des recherches sur l’imbrication des différentes dominations (définition de l’intersectionnalité qui prend bien en compte « la classe » puisque que le mot même a été forgé pour la défense juridique d’ouvrières noires d’une usine automobile de Détroit) ?

« La question raciale a resurgi brutalement au cœur de l’actualité, le 25 mai 2020, lorsque les images du meurtre de George Floyd, filmé par une passante avec un smartphone, ont été diffusées en boucle sur les réseaux sociaux et les chaînes d’information en continu. L’assassinat de ce jeune afro-américain par un policier blanc de Minneapolis a déclenché une immense vague d’émotion et de protestations dans le monde entier. » Ainsi commence le livre de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel – le décor étant planté autour de « l’américanisation » et des réseaux sociaux fustigés par ailleurs – et dès la deuxième phrase la scientificité des auteurs auto-affirmée de façon récurrente tout au long de l’ouvrage peut être questionnée.  Le « jeune afro-américain » George Floyd avait en réalité quarante-six ans. L’image d’un « jeune afro-américain » évoquerait plutôt aujourd’hui un adolescent à capuche, les mains dans les poches et prêt, aux yeux de la police, à commettre un délit. Bien sûr, il pourrait s’agir d’une étourderie, mais, comme des erreurs factuelles se reproduisent une trentaine de fois dans l’ouvrage, on s’interroge sur le sens à donner à celles-ci comme, par exemple, celle de la mention du « Civil Rights Act (adopté en 1965) » (p. 182) alors que la date exacte de cet acte fondamental pour la déségrégation raciale aux États-Unis est 1964, comme on l’apprend dans l’enseignement secondaire.

Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie

Manifestation en mémoire d’Adama Traoré à Paris (3 juin 2020) © Pierre Benetti

Le livre se divise en trois parties distinctes. Les auteurs indiquent dans une note que les trois premiers chapitres ont été écrits par Gérard Noiriel, la deuxième partie (chapitres 4 et 5) rédigée en commun ; la troisième partie de l’ouvrage est consacrée, sous la plume de Stéphane Beaud, aux footballeurs de l’équipe de France (de l’affaire des quotas à la question de la grève des Bleus en 2010 en Afrique du Sud). Stéphane Beaud avait déjà publié sur ce sujet plusieurs articles et un livre, Traîtres à la nation ? Un autre regard sur la grève des Bleus en Afrique du Sud (La Découverte, 2011). Certains protagonistes évoqués dans cette troisième partie de Race et sciences sociales ont contesté des propos ou des attitudes qui leur ont été attribuées dans ce livre, en particulier Mohamed Belkacemi (évoqué p. 322-323) qui affirme dans un texte publié sur Mediapart : « je ne suis pas votre beur » et donne une leçon de sociologie sur la nécessité d’une enquête de terrain qui aurait évité bien des erreurs le concernant. Mes connaissances sur le football étant limitées, je m’abstiendrai d’autres commentaires sur cette troisième partie.

Les deux premiers chapitres sont consacrés au rappel de l’histoire de l’introduction du mot « race » dans les débats publics et dans les sciences sociales qui se politisent sous la Troisième République. Après la Première Guerre mondiale, l’immigration européenne a été privilégiée, même si les Polonais, par exemple, ont conservé leur « logique communautaire » contraire aux principes républicains d’unité de la nation (p. 91). On peut se demander si ce que Gérard Noiriel a qualifié, à juste titre, à propos des antisémites des années 1930, de « logique de l’inversion qui consiste à présenter les dominants comme des dominés et les dominés comme des agresseurs » (p. 111), ne pourrait pas s’appliquer à la situation du temps présent.

Le chapitre 3 condense à la fois erreurs factuelles, théoriques et interprétatives. Prenant Gramsci comme « fil conducteur » de ce chapitre, l’auteur prête à ce dernier des mots et expressions qu’il n’a pas forgés : « hégémonie culturelle », « conquête de l’opinion publique » et « alliance entre le prolétariat et les classes moyennes » (p. 141). Le choix d’introniser Gramsci comme « fil conducteur » sans l’utiliser réellement relève essentiellement d’un simple effet de distinction.

Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie

« Acte IX » des Gilets jaunes à Marseille (12 janvier 2019) © CC/Radio Nova

Gramsci n’est pas mobilisé pour justifier l’interprétation de l’histoire des années 68 selon laquelle l’hégémonie des forces de gauche aurait été battue en brèche par la critique du Parti communiste français, menée par des étudiants de 1968 avec leur slogan « tout est politique » (slogan dont ne trouve aucune trace dans « La Sorbonne par elle-même », numéro spécial en octobre 1968 de la revue Le Mouvement social réalisé par Jean-Claude et Michelle Perrot, Madeleine Rebérioux, Jean Maitron), par les « nouveaux philosophes », lesquels auraient dénoncé le totalitarisme « pour discréditer la lutte de classes » (p. 156), qui émergent à la suite de la parution en 1973 de L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne ; ou encore par les antiracistes qui seraient en cause à l’occasion de la démolition au bulldozer d’un foyer de travailleurs maliens par un maire communiste : « la marginalisation du PCF dans le combat antiraciste eut lieu à la fin du mois de décembre 1980, lorsque la municipalité communiste de Vitry-sur-Seine décida de détruire au bulldozer un foyer de travailleurs immigrés abritant trois cents maliens. Le consensus antiraciste se manifesta à nouveau à cette occasion, mais au détriment d’un parti qui était encore à l’époque le premier parti ouvrier de France » (p.156), le dénigrement du PCF étant le pilier de l’argumentation pour expliquer la disparition de la classe au profit de la race. L’auteur fait une interprétation erronée – « une analyse de discours dont les acteurs sont absents » (p. 185) – de la phrase de Colette Guillaumin (« Non, la race n’existe pas. Si, la race existe. Non certes, elle n’est pas ce qu’on dit qu’elle est, mais elle est néanmoins la plus tangible, réelle, brutale, des réalités ») qui démontre que la race est à la fois une construction sociale et une expérience vécue par un certain nombre de personnes minoritaires, que Colette Guillaumin caractérise en 1972 de « racisées ».

L’histoire du mouvement antiraciste est dévoyée par une série d’erreurs (p. 145-147). Les étudiants de Nanterre n’ont pas découvert le bidonville « pendant les événements de 1968 » mais bien avant (voir les photographies conservées à La Contemporaine). La mobilisation contre l’assassinat de Djellali Ben Ali à la Goutte-d’Or en novembre 1971 (voir le Journal de Claude Mauriac, Le temps immobile 3. Et comme l’espérance est violente, 1976), tout comme les grèves de Pennaroya de 1971 et 1972 animées par la CFDT et les Cahiers de Mai (voir les articles de Laure Pitti), n’ont rien à voir avec le Mouvement des travailleurs arabes (MTA) qui n’existait pas encore. Le MTA, qui n’est pas « une section autonome de la Gauche prolétarienne », s’est formé à partir de juin 1972 dans un processus de séparation des « militants arabes » d’avec la Gauche prolétarienne (accentué par la condamnation par cette dernière de l’attentat de Munich par des Palestiniens en septembre 1972) (p. 145). Il faudrait lire sur ce point les analyses d’Abdellali Hajjat, qui a soutenu son DEA sur l’histoire du MTA sous la direction de Stéphane Beaud ! Au passage, le film Dupont Lajoie – dont on peut discuter l’analyse – est d’Yves Boisset, et non de Claude Sautet (p. 148).

On sait aussi que ce ne sont pas « les jeunes des quartiers nord de Marseille » (p. 162), mais l’association SOS Avenir Minguettes de Vénissieux, soutenue par la Cimade de Lyon, dirigée par le pasteur Jean Costil et le père Christian Delorme, protagonistes de la grève de la faim lyonnaise d’avril 1981 contre la double peine, qui a pris l’initiative de l’organisation de la Marche pour l’égalité et contre le racisme d’octobre à décembre 1983. Ils avaient décidé de partir de Marseille parce que le mouvement antiraciste y était bien implanté et pour que la marche couvre l’ensemble du territoire français. Et ce ne sont pas eux et elles qui se sont auto-intitulés « Marche des Beurs » mais bien les médias.

Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie

Marche pour l’égalité et contre le racisme (1983) © Pierre Trovel – Mémoires d’Humanité / Archives départementales de la Seine-Saint-Denis

On pourrait taxer mes remarques de pointillisme ; cependant, l’exigence de neutralité savante et de scientificité revendiquée tout au long du livre par les auteurs – et attestée dans les notes par leurs publications antérieures – est contredite par ces nombreuses erreurs et leur interprétation orientée. Or il existe une série d’études sérieuses (aucune n’est citée) sur ces différentes configurations socio-historiques qui auraient pu leur éviter ces bévues.

Mais ce qui frappe en fin de compte dans ce livre, outre la délégitimation des jeunes chercheurs et chercheuses « adeptes de la question raciale » (p. 203) et « qui se trompent de combat » (p. 250), c’est tout ce qui est « mis à l’écart de la discussion », comme disait Pierre Bourdieu. Le concept de classe n’est jamais interrogé, ni dans sa définition, son extension et ses contours, ni dans l’historicité de son usage dans la production scientifique historique et sociologique. Plus étonnant encore, les mutations économiques et sociales dues au système capitaliste néolibéral depuis quarante ans ne sont pas prises en compte dans les explications : la délocalisation des activités industrielles, le chômage de masse malgré les luttes pour l’emploi contre les fermetures des entreprises, l’effondrement de pans entiers de l’activité économique, le développement du travail précaire, tous ces éléments qui expliquent le déclin de l’influence de la classe ouvrière, bien documenté par l’historien Xavier Vigna. Les antiracistes, qui ne sont pas à l’origine de ces profondes transformations, ne sont pas non plus responsables des discriminations et des violences policières, dont il n’est fait aucunement mention.

Méconnaître et mettre en cause les mouvements antiracistes d’aujourd’hui qui dénoncent « un racisme systémique » (expression reprise dans le jugement d’un conseil de prud’hommes en 2019), c’est refuser de voir que, dans les slogans de novembre 2005, sur les pancartes des manifestations ou encore dans le discours d’Assa Traoré place de la République à Paris le 13 juin 2020, s’exprime une exigence d’universalité plurielle pour que la République française soit conforme à sa devise de liberté, d’égalité et de fraternité. Publier un tel livre dans le contexte politique actuel en France est, pour le moins, une ultime erreur.


  1. Michelle Zancarini-Fournel est l’autrice, avec Bibia Pavard et Florence Rochefort de Ne nous libérez pas, on s’en charge. Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours et de Les luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours (La Découverte, 2016).

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