Journal d'épidémie

Derrière les chiffres du Covid, «des prénoms, des visages, des histoires»

La pandémie de Covid-19 en Francedossier
Christian Lehmann est écrivain et médecin dans les Yvelines. Pour «Libération», il tient la chronique d’une société suspendue à l’évolution du coronavirus.
par Christian Lehmann, médecin et écrivain
publié le 21 février 2021 à 13h25

Les vieux nous emmerdent. Les faibles gênent, mais les vieux, carrément, nous font chier. S’ils pouvaient se faire oublier un peu plus, s’ils pouvaient s’auto-confiner un peu plus encore jusqu’à disparaître, on pourrait reprendre une activité normale. C’est ce que répètent, de plus en plus nombreux, des experts médiatiques en écharpe et jusqu’à certains membres du Conseil scientifique que leur âge devrait rendre plus prudents.

Rose n’ira pas leur porter la contradiction en plateau. Rose n’a pas le temps. Rose est aide-soignante depuis quinze ans, elle travaille dans une maison de retraite en Bourgogne. Elle raconte.

«Très vite, on a décidé que je serais de Covid.»

«80 000 depuis le début. 50 000 lors de la seconde vague. 10 000 chaque mois. 400 chaque jour. Ce sont des chiffres. Quelqu’un m’a dit qu’il fallait raconter ce qui se cache derrière. Alors, sans réfléchir, j’ai écrit. Ça va être brouillon parce que je ne veux pas construire ce qui va suivre. Ça pourra être violent pour certains. Peut-être à éviter pour ceux ou celles qui ont perdu des proches. Ça va parler Covid. Mais on ne va pas égrener des chiffres. On va parler d’êtres humains. Et de ressenti.

«On a eu les informations dès le début. Le peu qu’il y avait. Twitter a été une source précieuse. Les avis des docteurs, les protocoles qu’on a pu voir passer. Très vite, on a décidé que je serais de Covid. Je ne pouvais pas demander à Sabrina, ma binôme, une gosse de vingt ans (même si je l’adore et qu’elle est géniale) de tenir des mains dans ces conditions. Et il en fallait une qui assure les autres. Ce qu’elle a brillamment fait. On a essayé de deviner à l’avance qui serait à surveiller de très près. Celles et ceux qui auraient du mal. On a répété les procédures d’habillage-déshabillage à chaque fois qu’on en avait l’occasion. Chaque suspicion de Covid dans l’établissement, on pensait faire au mieux. On y croyait.

«On a vécu les deux premiers confinements dans un stress important. Savoir si on allait tenir. Rassurer les résidents. Suppléer les familles qui ne pouvaient plus les voir ou si peu. Pas du tout lors du premier confinement, sous conditions très serrées lors du deuxième. Difficile de faire pire pour les isoler. Rassurer les familles sur l’état de leur proche. “Oui ça va… oui il /elle mange bien.” Mais tout ça, c’était très paradoxal. Tout allait bien. Trop bien. Pendant le premier confinement, on était touchées par les marques de solidarité mais on ne se sentait pas légitimes. Presque coupables. Pourquoi recevoir tant alors qu’on faisait juste notre travail ? Rien n’avait changé pour nous.

«Le deuxième, on pensait ne pas y échapper. C’était vraiment trop beau pour que ça dure.

«On était fières de dire que ça allait. Mais une expression nous suivait. “C’est comme un vautour qui tourne autour de sa proie.” On ne savait juste pas quand ça allait tomber. Sur nous. Sur eux. Les fêtes ne se sont pas passées comme d’habitude. Très peu en famille, très peu de contact. On avait peur pour nous résidents. Mais l’espoir était là. Le vaccin arrivait.

«On était heureux. On avait tenu bon. Et puis.»

«Je voulais me faire vacciner. Je n’attendais que ça. Enfin, on a eu les vaccins. Dans une maison de retraite où la Covid n’avait jamais pénétré. Il y avait bien quelques-uns d’entre nous qui l’avaient eu. On se disait que ça nous aiderait à contrôler l’épidémie si besoin. On a été vaccinés. Presque tous les résidents et peut-être la moitié du personnel. On y croyait. On était heureux. On avait tenu bon. Et puis. Les premiers positifs peu de temps après les vaccins. Chez des non-vaccinés comme des vaccinés. On les a transférés en unité montée sur place. On a échangé des chambres à l’arrache. Ils étaient dans les photos les uns des autres. Pour certains dans les habits des autres.

«Très vite, on a vu qu’on allait en perdre. Des refusés (à juste titre) par l’hôpital. Qui en a pris d’autres. Certaines ne sont pas revenues. Andrée. Pour les autres, un jeu de chaises musicales. A J7, ça repart. D’autres arrivent. L’unité, c’est une petite dizaine de lits. Quasiment tous sous oxygène. Il fait chaud. Ça a un côté service hospitalier. Mais sans en avoir toujours les moyens.

«Le reste, c’est plus du ressenti. Des moments. Parce que tout raconter n’a pas vraiment de sens. C’est un appel à 22 heures pour apprendre à une femme que son mari a été testé positif. Qu’il a changé de chambre et est sous oxygène. Et cette réponse… “Oui. Il a assez souffert. Faites ce que vous pouvez pour qu’il soit bien.” Là, ça reste plus… facile. On sait où en est ce monsieur. Et oui. Tenir à eux, c’est quelquefois vouloir qu’ils partent bien. C’est ce qu’on a fait. Un SMS de collègues m’a avertie hier qu’il était parti. Henri.

«Pour d’autres. Testés négatifs un jour. Positifs peu après. “Le Covid, c’est thrombogène.” Tu m’étonnes. AVC massif avec test positif. Vingt-quatre heures. Pas le temps d’avoir d’autres symptômes. Laisser la famille “profiter”. Jouer l’idiote quand ils demandent comment les soins post-mortem vont se passer. “Je ne sais pas. Faut que je vérifie… Les habits ? Je ne sais pas.” Une fille a malheureusement fini par comprendre. “Vous savez et vous ne voulez pas dire. D’accord. On arrête les questions.” Comment expliquer que les soins, ce sera une mise en housse. Comment expliquer que oui, la tenue, ce sera le pyjama. J’ai quand même changé la protection. Petite toilette. Je pouvais pas ne pas le faire. C’était impossible. Et en me débrouillant pour que ce soit sans ma jeune collègue.

«Ensuite ? Pas le temps de réfléchir. Les autres attendent.

«Une chute. Allô le 15 ? D’ailleurs. En passant. Merci aux gens de leur gentillesse. Le 15 (ARM et régulateur), les docs SOS, les ambulanciers (et même les pompiers et les autres). Vos mots n’ont pas de prix dans ces situations. Donc 15. Transfert du papi chuteur. Entre-temps. Oups. Ça désature. Pour ceux qui ne connaissent pas. On doit être au-delà de 95% d’oxygène dans le sang. Moi je les tolère à 92. Là, 75%. Sous 5 litres d’oxygène aux lunettes. Je ne suis qu’aide-soignante. Mais à 37 ans, je suis la plus âgée.

«C’est vrai qu’ils ne meurent pas tous. Heureusement. Sur la soixantaine, on a déjà plusieurs décès. Mais pas tous. Alors on donne le même espoir à tous. En mentant s’il le faut. Un petit virus. Ça va aller.»

—  Rose, aide-soignante

«J’ai pris des décisions. Peut-être pas les bonnes. Passage au masque. Puis rappel au 15. Non c’est pas le même. Les ambulanciers ? Ils sont rentrés tout seuls. Les cambrioleurs ne sont plus une peur. Qu’ils viennent. Ça serait peut-être bon de se passer les nerfs. Ma collègue Sabrina, jeune, aussi débordée que moi. Oui, parce qu’il y a les soixante-quinze autres. Elle pleure. Je le vois à ses épaules. Je lui glisse un mot. On est dépassés. Mais faut tenir. Les ambulanciers seront adorables. J’ai oublié vos prénoms. Mais je vous reconnaîtrai. Vous avez su nous dire des mots qui aident. Prévenir une épouse. “Votre mari est parti à l’hôpital. Ça va mais il est tombé.” Moi… moi je me suis cachée dans un escalier pour pleurer deux minutes. Je devais tenir pour ma collègue. Alors je me suis laissée deux minutes. Pas plus. Les autres attendent toujours. Repartir. Tenir une main. “Vous avez attrapé un petit virus. Ça va aller.” Ou pas. Mais on ne sait pas. On ne peut pas savoir à l’avance. Alors quoi ? C’est vrai qu’ils ne meurent pas tous. Heureusement. Sur la soixantaine, on a déjà plusieurs décès. Mais pas tous. Alors on donne le même espoir à tous. En mentant s’il le faut. Un petit virus. Ça va aller.

«On est à J ++. On a déjà perdu plusieurs résidents. D’autres vont suivre. J’ai des SMS de collègues. Abattues. Certains mots font mal. “C’est inhumain de les mettre en housse comme ça.” Inhumain de dire aux familles : “Ça va, il est apaisé.” Qu’est-ce qu’on en sait… Des fois on doute. Mais on ne peut pas le dire. On doit tenir. On doit protéger ceux qui restent aussi. Ne pas démoraliser les positifs qui tiennent. Alors il faut sourire. Sous le masque, les lunettes. Il faut sourire et trouver des astuces. Moi je chante. Faux, mais je chante.

«Il faut aussi quelquefois oublier. Oublier qu’on sort d’une chambre d’un autre. Parti.

«Oublier cette chambre devant laquelle on passe sans rentrer. Un décès. Il y a quarante-huit heures. Le corps est encore là. Les pompes funèbres sont débordées. Quarante-huit heures de délai.

«Alors on essaie de ne pas y penser. Entre deux résidents qui se battent pour vivre, ce corps. Cette housse. Et puis les ronrons et les bip-bip. C’est pas des pousse-seringues. Juste les extracteurs d’oxygène de l’air. Quelques perfs. La chaleur. Ça permet d’ouvrir. Les peurs ont changé. On n’a plus peur des cambrioleurs. Tout ouvert devient la norme. Aérer. Aérer. Aérer.

«Notre binôme est le seul avec zéro cas. Beaucoup de collègues malades. Ça, on ne compte plus. Déjà que j’aime pas les chiffres. Pour l’instant on tient. On aura bientôt la deuxième dose. Si on reste négatives.

«Andrée. Henri. Suzanne. Et les autres.»

«La seule chose qui nous fait tenir c’est de ne pas penser à tout. On ne veut pas penser au jour où tout le monde aura repris sa chambre et où on verra les chambres fermées. On ne veut pas lire la liste complète des noms manquants. Partis. On ne veut pas penser à ceux qui vont suivre. On veut juste penser à la joie de revoir nos familles. C’est lâche. Mais parce que derrière 400 morts par jour, nous, on« a des prénoms. Des visages. Des histoires.

«Et maintenant. Quelques semaines plus tard. Des noms sont affichés à l’accueil. Des prénoms. Andrée. Henri. Suzanne. Ginette. Simone. Et les autres. (Je ne peux et ne veux pas tout écrire pour respecter leur anonymat.)

«Des chiffres pour vous. Dans les morts annoncées. Pour nous, des visages, des anecdotes. Des rires, des heures et des heures près d’eux. Des coups de fil aux familles. Des housses. Des corbillards. Environ un tiers des contaminés. Ça colle avec les statistiques.

«Aujourd’hui, nous devons expliquer à ceux et celles qui restent qui ne sera plus là au restaurant, à la messe ou au loto. Ne pas mentir. C’est une règle. Mais comment annoncer tant de décès à celle qui vient de rentrer de l’hôpital. Comment tenir face à cette épouse dont le mari est encore dans la phase compliquée et qui nous dit : “Il y en avait encore deux dans le journal ce matin. " Comment ne pas réagir à tous ceux et celles partis à l’hôpital et qui ne reviendront pas. On ne peut même pas expliquer la sensation qu’on ressent devant ces portes fermées. Ils, elles sont morts à l’hôpital. Leurs affaires sont toujours là. Les familles ne peuvent pas vider les chambres pour l’instant. Ma binôme (qui passe devant ces portes vingt fois par jour, moi je suis toujours dans l’unité) me dit qu’elle ressent toujours la même cette sensation de vide. Comme lorsqu’il faut expliquer aux renforts venus nous aider. “Non pas là. Non pas là.”

«On ne sait pas encore comment ce sera quand tout le monde aura repris sa place. Cette sensation de vide. Ou est-ce que comme pour le reste, on s’adaptera ? A ce stade, c’est cette question qui nous poursuit. Que va-t-on faire après ? Est-ce que nous continuerons d’être aides-soignantes ? Est-ce que nous continuerons ici ou pas ? Comment gérer tout ça ?

«On nous a dit de poser des vacances. D’en profiter pour revoir nos proches. Oui bien sûr. Mais est-ce que ce sera suffisant ? Le monde d’avant n’existe plus. Et on n’est pas certaines du tout de la gueule qu’aura le monde d’après.»

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