À Qamishli, l’espoir d’un Kurdistan syrien s’est écroulé sous les bombes turques

GRAND REPORTAGE - Notre envoyé spécial a vécu dans cette ville les quelques jours qui ont vu s’envoler le rêve kurde d’une région autonome.

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Envoyé spécial à Qamishli

Il est arrivé dans l’après-midi, ne sait plus très bien quand, tout est confus après cette frappe qui l’a blessé, à 6 heures, ce dimanche matin. Le filet de voix qui sort de sa gorge, ses traits tendus, ses yeux vagues, sa peau sèche — sur son brancard, le corps entier de Delil Hassakeh raconte les durs combats dont il vient de réchapper. Il sort de Ras al-Aïn. La petite ville, tout contre la frontière, est l’un des points d’entrée de l’offensive turque en Syrie.

«On se battait dans l’usine, depuis 3 heures du matin. J’étais aux côtés d’un ami. Soudain, un missile nous frappe. Mon ami meurt. Je suis blessé. J’ai fini par être évacué. En cinq jours de combats, je n’ai pas vu le visage d’un ennemi», dit Delil Hassakeh - son nom de guerre. Ses traits se tendent. Chaque mouvement le fait souffrir. Il a reçu des éclats dans la jambe droite et dans le dos. Il faut l’examiner, mais ce n’est pas possible, dans cette clinique de Tall Tamer, à quarante kilomètres de Ras al-Aïn. Il attend son transfert.

À côté, sur un lit, couché en travers, sommeille un jeune homme aux allures de dormeur du val. Il a le bras droit en écharpe. Une infirmière tente de le réveiller. «Camarade. Camarade. Réveille-toi. Camarade. Camarade. Quel est ton nom?» Le dormeur ne réagit pas. Il est roux, a le visage poupin.

Tout le contraire de Delil, tanné, brun, barbu. C’est un Arabe de Hassakeh - la plus grande ville du Nord-Est syrien, dont il tire son nom de guerre. Il a rejoint les FDS, Forces démocratiques syriennes, menées par les Kurdes, dans leur combat contre l’État islamique, lors de la bataille de Raqqa, en 2017. À présent, il se bat contre les Turcs, qui eux soutiennent nombre de groupes arabes. Au lieu de basculer dans les perpétuels changements d’alliances de la guerre civile syrienne, Delil a choisi son camp: «J’ai décidé de rejoindre mes frères kurdes parce qu’ils ont raison. Ils se sont toujours battus contre les djihadistes. Et si la Turquie gagne, Daech reviendra.» À côté, l’infirmière continue, d’une voix ferme: «Camarade, camarade. Réveille-toi. Ton nom? Ton nom?» Le dormeur ne bouge pas.

On ne peut rien faire contre l’aviation turque. On demande simplement aux États-Unis d’interdire aux F-16 turcs de nous attaquer. Le reste, on s’en occupe

Delil Hassakeh, combattant au sein des FDS, menées par les Kurdes

«Les Turcs ont des chars, des canons, des avions. On a réussi à leur détruire un tank, à coups de mitrailleuse lourde et de lance-roquettes. Mais on ne peut rien faire contre l’aviation turque. On demande simplement aux États-Unis d’interdire aux F-16 turcs de nous attaquer. Le reste, on s’en occupe», continue Delil. Depuis que le président américain Donald Trump a décidé de retirer son soutien aux Kurdes, ceux-ci ont perdu leur principal avantage stratégique dans la guerre civile syrienne: l’appui aérien et logistique des États-Unis. Ils se retrouvent seuls face à la Turquie, une nébuleuse de milices, dont un État islamique plus que jamais menaçant, et un régime en embuscade, prêt à reprendre le contrôle d’une région à la moindre défaillance.

La voix de Delil devient de plus en plus faible. Elle s’évanouit dans la chambre ouverte sur l’automne syrien, ocre et chaud comme des herbes sèches: «On ne peut pas perdre Ras al-Aïn. Même si les Turcs nous attaquent de toutes leurs forces, on tiendra. Parce que c’est notre terre. Les Américains vont revenir. Je ne perds pas espoir.» Ras al-Aïn est un symbole. C’était le baptême du feu des YPG, les forces kurdes syriennes, au début de leur autonomie. Au bout de longs mois de combats contre Jabhat al-Nosra, affilié à al-Qaida, et d’autres milices dont l’Armée syrienne libre, ils sont parvenus à s’emparer de la ville en juillet 2013 - qu’ils rebaptisent de son nom kurde, Serekanye.

Une femme blessée soignée dans un hôpital de Qamishli, dimanche.
Une femme blessée soignée dans un hôpital de Qamishli, dimanche. DELIL SOULEIMAN/AFP

«Camarade, camarade», dit l’infirmière en secouant le dormeur. Celui-ci se réveille enfin, se lève à demi, puis marche, somnolent, soutenu par la soignante. Il va être transféré à l’hôpital de Hassakeh, où sont traités les cas graves. Delil est aussi emmené. La mâchoire serrée, il semble s’accrocher d’un même mouvement à la vie, comme à un espoir perdu. Les adversaires ne se battent tout simplement pas à armes égales. D’un côté, une force sommairement équipée, privée de son lointain protecteur. De l’autre, la deuxième armée de l’Otan, appuyée par des groupes qui rêvent de prendre leur revanche contre les Kurdes.

L’ambulance part en silence. Autour, des visages fermés et inquiets, le deuil d’une expérimentation politique de sept ans. Le Rojava, nom kurde du Nord-Est syrien, est de facto autonome depuis 2012, quand l’armée et les services de renseignements du régime de Bachar el-Assad quittent le territoire pour projeter leurs forces ailleurs, dans une révolution qui tourne en guerre civile.

La branche syrienne du PKK, le PYD (Parti de l’Union démocratique), prend alors le contrôle de la région. Il met en œuvre, tout en menant la guerre à multiples groupes armés et en neutralisant ses opposants politiques, le projet d’Abdullah Öcalan, leader indépendantiste kurde. Les régions abandonnent l’idéologie du parti Baas pour celle du confédéralisme démocratique, qui vise au dépassement du cadre de l’État-nation. Quadrillée par de redoutables services de sécurité, la région autonome apprend aussi à s’adapter aux zones moins favorables aux Kurdes, privilégiant la stabilité à l’idéologie, la négociation à la confrontation.

Cet édifice s’écroule à toute vitesse. Tall Tamer en est le témoin privilégié. Ville la plus proche des combats de Ras al-Aïn, elle a vu passer quelques-uns des 100.000 déplacés, selon les Nations unies.

L’hiver arrive. Je ne peux pas vivre ici, il fait trop froid. Je garde espoir. Les Américains vont revenir

Imane Hajj Mamo, mère de famille

C’est le troisième exode que connaît Imane Hajj Mamo. Cette mère de 40 ans, toute ronde dans sa robe à fleurs, est née à Kobané. Elle a déménagé dans son enfance dans le quartier kurde de Cheikh Maqsoud, à Alep. Elle fuit une première fois quand la bataille commence, en 2012, pour s’abriter à Kobané. En 2014, l’État islamique attaque ce fief kurde. Son père, son frère, ses cousins partent dans la bataille. Elle se réfugie à Ras al-Aïn. Commence une parenthèse de paix de cinq ans. «On se sentait chez soi. Qui n’aime pas vivre sur sa terre!», s’exclame-t-elle. Mais la semaine dernière, les Turcs attaquent. Pendant que son mari se bat, elle vit à même le sol de ciment d’une école désaffectée, sans médicaments pour sa fille épileptique, que les crises laissent épuisée. «L’hiver arrive. Je ne peux pas vivre ici, il fait trop froid. Je garde espoir. Les Américains vont revenir.»

Au moins Imane est-elle en vie. Des dizaines de familles hébergées à l’école de Tall Tamer se sont jointes dimanche à un convoi organisé par les autorités kurdes et ont formé un convoi pour se rendre à Ras al-Aïn. Elles espèrent un miracle, mais risquent un massacre. Las - l’avant du convoi est visé par une frappe aérienne de l’aviation turque à l’entrée de la ville. Une dizaine de personnes ont été tuées dans une opération qui n’a même pas ralenti l’offensive d’Ankara.

Des habitants de Tall Tamer accueillent l’armée du régime syrien, lundi.
Des habitants de Tall Tamer accueillent l’armée du régime syrien, lundi. DELIL SOULEIMAN/AFP

Chaque jour qui passe confirme bel et bien le départ des Américains. L’armée turque progresse méthodiquement sur les deux zones d’incursion, Tall Abyad et Ras al-Aïn. Elle harcèle les YPG tout le long des cinq cents kilomètres de frontière. Ébranlés par les coups de boutoir, les redoutables services de sécurité kurdes font aussi face à coups de main menés au cœur du Rojava. Vendredi, un attentat à la voiture piégée secoue la «capitale» de la région autonome, Qamishli. Samedi, une autre voiture explose devant une prison abritant des djihadistes, sans faire de dégâts. Le même jour, des miliciens arabes soutenus par la Turquie tendent une embuscade sur l’autoroute qui relie le Kurdistan de l’est à l’ouest. Ils mettent en scène une exécution qui rappelle les pires moments de la guerre civile syrienne. Se répandent des rumeurs de mutinerie dans les camps où sont hébergés des partisans de l’État islamique.

Sous la pâle lumière d’une nuit de pleine lune, le Rojava semble disparaître, peu à peu, et revient la République arabe syrienne

La soirée du dimanche s’enfonce dans l’incertitude. Comment tenir? Quelques signes inquiétants - le réseau cellulaire montre des signes de faiblesse. Une panne passagère ou un terminal attaqué par la Turquie? Non - le réseau syrien a été coupé. Internet ne passe plus. Un coup du régime? Une offensive sur les deux fronts, Ankara au nord, Damas au sud? Les rares informations sont remplacées par de folles rumeurs. La nuit tombe. Le Rojava se vide. Des fantômes semblent rôder derrière les rideaux fermés et les rues vides de Qamishli, autrefois pétillante de vie.

Dans la soirée, l’information tombe comme un couperet. Un accord a été passé avec le régime. Dépassées par l’offensive turque, harcelées par des attaques à l’intérieur de son territoire, les autorités kurdes n’avaient plus vraiment le choix: négocier avec l’autorité de tutelle, le régime syrien, qu’elles ont parfois combattu, souvent évité, mais avec lequel elles n’ont jamais rompu.

L’accord prévoit que les Syriens se déploieront le long de la frontière turque pour en assurer la protection. L’administration et la sécurité interne resteront à l’administration autonome. Les camps de prisonniers, y compris ceux qui abritent les djihadistes, seront toujours surveillés par les forces kurdes.

Mais dans la nuit, la réalité semble tourner à l’avantage du régime. Un check-point isolé sur la route entre Qamishli et Hassakeh est abandonné discrètement par les YPG. «L’armée syrienne doit arriver», souffle un combattant kurde, avant de s’évanouir dans l’obscurité. À Qamishli, des partisans du régime viennent tester les défenses de l’administration autonome. À Hassakeh, partagée entre les deux autorités, les check-points passent du côté de l’armée. Sous la pâle lumière d’une nuit de pleine lune, le Rojava semble disparaître, peu à peu, et revient la République arabe syrienne.

Le lendemain ne fait que confirmer la tendance. Damas progresse, grignote les flancs est et sud du Kurdistan. Manbij, Raqqa, et même la petite ville de Tall Tamer, voient arriver les forces de Damas. La BBC affirme que deux divisions de l’armée syrienne vont être déployées dans les provinces de Hassakeh et Deir ez-Zor. Ainsi s’achève, en moins d’une semaine, une aventure politique inédite de sept ans.