Bonnes feuilles. « Beaucoup a déjà été écrit sur la capture et l’instrumentalisation de la science, à des fins économiques et politiques, par les grandes firmes. Plusieurs livres et des dizaines d’articles académiques et d’enquêtes journalistiques ont montré que les industriels du tabac, des pesticides, du plastique ou du pétrole fabriquent le doute sur les sujets scientifiques qui les affectent sur le plan commercial. […] Si nous avons décidé d’entreprendre ensemble un nouveau livre malgré cette bibliographie abondante, c’est parce que nous sommes aujourd’hui témoins d’évolutions rapides et inédites. A nos yeux, un degré supplémentaire a été atteint dans la manipulation de l’autorité de la science à des fins d’influence.
Les années 2000 ont été le décor du lobbying de ces “marchands de doute” et de leurs études sponsorisées dissimulant les dangers de leur chimie, de leurs sodas, de leurs gaz à effet de serre. Mais elles furent aussi, sans nul doute, celles du grand dévoilement. Les procès faits à l’industrie du tabac à la fin des années 1990 ont permis la mise en ligne de millions de documents confidentiels révélant les stratégies de leurs cabinets de relations publiques. Ironie de l’histoire, c’est l’important travail de sensibilisation de l’opinion publique et de diffusion de ces informations par des chercheurs, des ONG et des journalistes qui a précipité la mutation et l’accélération des formes de manipulation de la science par le secteur privé. L’industrie s’est adaptée à cette vague de scandales et de documentation de ses actes. Ce que nous explorons dans ce livre, en somme, ce sont les nouvelles frontières du lobbying et les degrés insoupçonnés de raffinement qu’atteignent désormais les stratégies des firmes pour défendre leurs intérêts en instrumentalisant le savoir.
« Nous assistons à un détournement des logiques mêmes de fonctionnement d’un espace public reposant sur un idéal de vérité »
Comme ces dix dernières années l’ont montré, ce mésusage de la science n’a pas cessé sous l’effet de la dénonciation de ses effets pervers. L’usage de l’autorité scientifique est vital au maintien de pans entiers de l’industrie : c’est donc la possibilité même de la diffusion de la vérité scientifique auprès du plus grand nombre qui se trouve désormais attaquée. Il ne s’agit plus seulement de commanditer des études à publier dans les revues savantes pour influencer le décideur public tenté d’interdire un produit. L’enjeu consiste maintenant à prendre position dans l’espace de la médiation scientifique, dans ces lieux où l’on fait la promotion de la science et de son esprit auprès des citoyens, parfois avec l’aide des pouvoirs publics. Prendre position, mais aussi possession. Les arguments de l’industrie étaient parés des atours de la science, ils sont maintenant dissimulés derrière une défense de la science comme bien commun. Chacun a entendu ces affirmations dans le débat public : être contre les pesticides dans leurs usages actuels, interroger certains usages des biotechnologies, critiquer l’industrie du nucléaire, c’est être “contre la science”, c’est verser dans l’“obscurantisme”. La stratégie des marchands de pétrole, de plastique, de pesticides et d’alcool consiste désormais à dire ce qu’est la “bonne” science. De ce fait, nous n’assistons plus seulement à un dévoiement de l’expertise scientifique, mais à un détournement plus profond des logiques mêmes de fonctionnement d’un espace public reposant sur un idéal de vérité.
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