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Lucien Durand

veilleur de nuit

Et si Lucien vous avait menti ?

Et s’il croyait tellement fort à son mensonge qu’il en serait devenu aussi réel que la vérité ? Un mensonge auquel on croit, au point de ne plus savoir faire la différence avec ce qui s’est réellement passé, au point d’en pleurer sincèrement et amèrement, peut-on dire que c’est encore un mensonge ?

La disparition de Mary doit maintenant être racontée à travers un autre prisme, celui des rapports de police de l’époque, puis ceux de l’hôpital psychiatrique où Lucien passa ensuite quelques années, qui déroulent un autre fil, bien différent. Comme pour beaucoup de récits, il y a une histoire à l’intérieur de l’histoire, comme une poupée russe qui lui ressemble, avec peut-être quelques détails d’importance qui en diffèrent, mais une histoire souvent plus petite et plus banale. Il en va ainsi de l’histoire de Lucien.

Il n’a pas menti sur leur amour, ni sur sa perte et son désarroi, ni sur sa vie d’après l’histoire. Mais il n’a pu en accepter la cruauté, et vous en a raconté une autre, qui lui convenait mieux, tout simplement. Ne le jugez pas trop vite.

Mary n’était pas rentrée ce soir-là, avait affirmé Lucien, mais un voisin du jeune couple l’avait pourtant vue revenir de ses cours, vers vingt heures. Il faut dire que Mr Bolton n’avait pas autre chose à faire de sa vie, vieux et impotent comme il l’était, que de les épier eux et d’autres habitants de l’immeuble mais surtout eux car ils étaient jeunes et beaux et faisaient des choses intéressantes. Et que la fenêtre de sa cuisine donnait directement sur leur appartement en enfilade, situé de l’autre côté de la rue. Souvent, il se postait sur sa chaise, se prenait une petite bière bien fraîche, éteignait la lumière et écartait les rideaux juste assez pour ne pas être surpris, et attendait patiemment. Son attente était souvent récompensée car les tourtereaux s’en donnaient régulièrement à cœur joie, se déshabillant dans l’entrée, se poursuivant nus dans l’appartement en riant comme des enfants, et finissant sur le canapé du salon pour des ébats pleins d’enthousiasme. Et là, James, c’était le prénom de Mr Bolton, était aux premières loges. Il n’avait bien sûr pas tous les détails, pas comme dans les films cochons qu’il louait sur des cassettes VHS et regardait tard le soir, mais c’était un spectacle vivant, pour de vrai, avec de vrais personnages, qu’il arrivait à surprendre et qu’il connaissait intimement. Et cet interdit était ce qui l’excitait le plus, car il les connaissait maintenant depuis plusieurs mois. Il les voyait baiser, manger, boire, lire ou danser, et rigoler, à peine à quinze mètres de lui, et participait à leur vie comme à celle des personnages de sitcom, en beaucoup plus émoustillant parce qu’à la télévision les scènes étaient d’une banalité affligeante. Pas comme la vie intime des voisins.

D’une banalité affligeante pourtant, c’est ainsi que l’on peut définir l’accident qui coûta la vie à Mary, un soir pluvieux d’octobre. Elle venait de rentrer, et le couple avait commencé ses ébats quasi quotidiens. James de son côté écarquillait les yeux, ravi du nouveau spectacle qu’ils allaient lui donner, et avait quitté la scène des yeux quelques secondes, peut-être une minute, le temps d’aller chercher une Heineken dans le frigo, seule bière qu’il pouvait se payer avec sa pension d’invalide de guerre. Ça donne soif les émotions, et ça prend du temps de se lever, ouvrir le frigo et revenir s’asseoir quand on a une patte folle. Une minute, pas plus, peut-être deux à la rigueur. Et voilà qu’en revenant il avait vu Lucien, nu, debout près du canapé, la mine décomposée, et tout de suite après qu’il l’avait entendu, entendu hurler comme un possédé, entendu malgré les vitres de leurs deux fenêtres fermées, la sienne et celle de Lucien. Il ne voyait pas Mary, elle était masquée par le canapé, la nuque brisée après être tombée, Lucien la chevauchant, tombée d’à peine cinquante centimètres de hauteur, cinquante malheureux centimètres, suffisants pour l’expédier dans les ténèbres, laissant son Loulou pleurer pour l’éternité.

À la police, qu’il avait appelée sans savoir ce qui arrivait mais certain que ce cri était celui d’un horrible drame qui nécessitait une intervention, James raconta tout ce qu’il avait vu, et pas vu. Les policiers interrogèrent Lucien en pure perte, il ne savait que prononcer “Loulou, Loulou”, mais à la faveur du témoignage de Mr Bolton, qui avoua dans sa panique qu’il les épiait régulièrement et qu’ils s’entendaient à merveille, et que c’était arrivé pendant un moment de pure joie, ils conclurent à l’accident.

Lucien ne revint pas en vacances en Angleterre pour chercher Mary, comme il vous l’a raconté. Il a inventé tout cela. Les six années suivantes il les passa à l’hôpital pour malades mentaux de Bedford, jusqu’à ce qu’il en ressorte lessivé mais vivant, abruti de cachets mais vivant. Et s’il a raconté qu’il cherchait Mary, c’est bien ce qu’il faisait, à sa manière.

Et il reprit sa vie. Et il concocta son récit, où il n’avait aucune responsabilité, un récit aussi tragique dans le fond, mais qu’il pouvait mieux supporter. Rien de plus, et rien de moins.

Et tout le reste de ce qu’il vous a raconté est la pure vérité. Parole.

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