Nucléaire : la France abandonne la quatrième génération de réacteurs

Le projet Astrid de réacteur à neutrons rapides est mis à l’arrêt en catimini par le Commissariat à l’énergie atomique. Un coup dur pour l’avenir de la filière.

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Ce devait être la prochaine étape du développement de la filière nucléaire française, celle qui lui permettrait de se projeter dans l’avenir, mais qui risque fort de ne jamais voir le jour. Selon nos informations, le projet de réacteur à neutrons rapides (RNR) Astrid est en train d’être abandonné par le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), qui en est pourtant à l’origine.

Quelques études de conception encore en cours vont se poursuivre cette année pour terminer l’avant-projet, mais elles auront tôt fait d’échouer dans des cartons, sur une étagère. En effet, la cellule de vingt-cinq personnes qui coordonnait le programme a été fermée au printemps. Interrogé par Le Monde, le CEA reconnaît que « le projet de construction d’un réacteur prototype n’est pas prévu à court ou moyen terme ». Il envisage plutôt de s’en occuper « dans la deuxième moitié du siècle ». « Astrid, c’est mort. On n’y consacre plus de moyens ni d’énergie », résume une source interne à l’organisme, où ce choix a provoqué inquiétudes et tensions.

D’après la Cour des comptes, près de 738 millions d’euros ont été investis dans ce plan à fin 2017

« On a vu des projets préparatoires s’arrêter au fur et à mesure, et on a bien vu que le financement du prototype n’apparaissait plus dans les budgets », souligne Didier Guillaume, délégué syndical central CFDT au CEA. D’après la Cour des comptes, près de 738 millions d’euros ont été investis dans ce plan à fin 2017, dont près de 500 millions proviennent du grand emprunt du Programme d’investissements d’avenir.

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Astrid, acronyme de l’anglais Advanced Sodium Technological Reactor for Industrial Demonstration, est un projet de prototype de réacteur rapide refroidi au sodium, qui devait être construit sur le site nucléaire de Marcoule, dans le Gard. L’objectif de cette nouvelle génération est d’utiliser l’uranium appauvri et le plutonium comme combustibles, autrement dit de réutiliser les matières radioactives issues de la production d’électricité du parc nucléaire actuel et en grande partie stockées sur le site de La Hague (Manche), exploité par Orano (ex-Areva). Astrid était censé, non seulement transformer en combustible des matières aujourd’hui inutilisées, mais aussi réduire de manière importante la quantité de déchets nucléaires à vie longue.

Absence d’appui politique

Le réacteur Superphénix de Creys-Malville (Isère), fermé en 1997 sur décision du gouvernement Jospin, s’appuyait déjà sur ce concept. Jacques Chirac, puis Nicolas Sarkozy et François Hollande ont encouragé la recherche sur ce nouveau prototype de réacteur, avec l’espoir qu’il fasse faire un saut technologique à la filière hexagonale et qu’il réponde en partie à l’épineuse question de la gestion des déchets nucléaires. « Il y a, dans ces projets, un concept de fermeture complète du cycle nucléaire, de réutilisation des matières », explique Valérie Faudon, déléguée générale de la Société française d’énergie nucléaire.

La France n’est pas le seul pays à travailler sur le sujet. Astrid avait d’ailleurs intégré une forte participation japonaise, mais disposait d’une avancée technologique reconnue. La Russie, la Chine, l’Inde et les Etats-Unis progressent aussi à grands pas dans ce domaine. Le milliardaire Bill Gates a ainsi investi dans TerraPower, une start-up qui développe un réacteur selon un modèle proche de celui d’Astrid.

Depuis des mois, l’avenir du projet était en suspens et les signaux négatifs se multipliaient. En 2018, le CEA avait déjà dû accepter de travailler sur un réacteur trois fois moins puissant que ce qui avait été envisagé. De surcroît, les dérapages de coûts sur un autre projet, le réacteur Jules Horowitz, passé de 500 millions à 2,5 milliards d’euros, ont contraint le CEA à se serrer la ceinture.

Parmi les projets menacés, Astrid faisait figure de coupable idéal : le prix de l’uranium est relativement bas, et les ressources sont abondantes. Dès lors, pourquoi investir dans un projet chiffré entre 5 et 10 milliards d’euros, s’il est simple et peu coûteux de se procurer de l’uranium ? Au CEA, on évoque aussi le peu d’empressement de la part des grands acteurs de la filière nucléaire française, Orano et EDF. « EDF n’a pas les moyens d’investir et n’a pas vraiment soutenu le projet », grince une source au sein du CEA.

Le projet a en outre pâti d’une absence d’appui politique, qui transparaissait en février dans le document de présentation de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), laquelle fixe la feuille de route de la France en la matière pour la décennie à venir. « Au moins jusqu’à la deuxième moitié du XXIe siècle, le besoin d’un démonstrateur et le déploiement de RNR ne sont pas utiles », soulignait le document. La solution alternative proposée est de travailler sur le multirecyclage du MOX, ce combustible issu du recyclage de l’uranium déjà utilisé dans les centrales. Mais, là aussi, il s’agit d’une démarche de long terme.

Débat national sur la gestion des déchets radioactifs

Cet abandon en catimini soulève deux questions capitales pour l’avenir de la filière nucléaire hexagonale. La première est celle des quantités importantes d’uranium appauvri et de plutonium dont dispose le pays. Jusqu’à présent, elles sont considérées comme des « matières radioactives », puisqu’elles pourraient en théorie être réutilisées dans un réacteur à neutrons rapides. Mais si cette filière était abandonnée, ces matières risqueraient de rentrer dans la catégorie des « déchets », pour lesquels aucune solution n’est prévue. Plus encore, pour le groupe Orano, spécialisé dans le recyclage des combustibles usés, ils représentent une manne économique potentielle qui perdrait toute valeur.

Cette question est d’une actualité brûlante, alors que se tient en ce moment un débat national sur le Plan national de gestion des matières et déchets radioactifs. Cette discussion publique vise à proposer une stratégie sur le sujet. Les antinucléaires, hostiles à la quatrième génération de réacteurs, réclament depuis des années que l’uranium appauvri et le plutonium soient considérés comme des déchets. L’Autorité de sûreté nucléaire se montre aussi très vigilante à ce propos.

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Le renoncement à Astrid pose aussi un problème plus fondamental pour la filière. La troisième génération, celle de l’EPR, n’a pas encore réellement vu le jour, embourbée dans le chantier cauchemardesque de Flamanville (Manche). Le réacteur ne devrait pas être mis sur le réseau avant fin 2022, au mieux.

EDF espère encore convaincre le gouvernement de la nécessité de lancer rapidement un plan de construction d’un autre réacteur EPR, mais rien n’est acquis, et l’approche de la prochaine élection présidentielle – en 2022 – risque de compliquer le débat. Sans garantie sur la troisième génération de réacteurs, et sans recherche sur la quatrième, le nucléaire français pourrait voir son avenir s’assombrir encore un peu plus.