Fabien Benoit : «La Silicon Valley mêle libéralisme et penchants antidémocratiques»

Journaliste et auteur de The Valley, une histoire politique de la Silicon Valley (Les Arènes), Fabien Benoit retrace la genèse des géants du numérique. Fondées au départ sur l’idéal d’un Internet libre voire libertaire, ces grandes entreprises promeuvent désormais un contrôle de plus en plus étroit de l’existence des consommateurs.

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LE FIGARO. - La Silicon Valley naît d’une alliance entre des ingénieurs, des universitaires et des militaires. Quel a été le rôle fondateur de l’armée, qui tend à être passé sous silence?

Fabien BENOIT. - La Seconde Guerre mondiale provoque une accélération de l’innovation technologique, et contribue en effet à la naissance de la Silicon Valley. Cette association perdure après la guerre. Les crédits de l’Arpa, l’Agence pour les projets de recherche avancée de défense, affluent. Ainsi, le système Sage de mise en réseau informatique du département de la Défense peut être considéré comme un ancêtre d’Internet. De même, lorsque Fairchild et Intel inventent les puces électroniques, l’armée est leur premier client. Nous avons tendance à croire que ce lien a disparu, à le minimiser, mais l’actualité récente démontre le contraire. Google a travaillé pour des projets d’intelligence artificielle militaire, tout comme Amazon.

Très vite pourtant survient une alliance improbable entre les «techies» et les «hippies». Vous y voyez la naissance de cette idéologie de la Silicon Valley, qui vise à rendre le monde meilleur grâce à la technologie…

«Les Gafa sont un instrument de puissance, et une guerre froide numérique est à l’œuvre»

Ce changement de regard sur la technologie s’opère dès les années 1960. Sur les campus, à Stanford ou à Berkeley, la nouvelle gauche commence à dénoncer ce lien entre la Silicon Valley et l’armée. Des militants du mouvement «Free speech» affirment que la technologie pourrait servir d’autres objectifs, et permettre aux peuples d’être plus libres, d’échapper aux formes de hiérarchie, voire à fomenter des révolutions. La figure de Stewart Brand est intéressante. Diplômé de Stanford en biologie, chantre du LSD, il est fasciné par le mouvement hippie et par la révolution informatique qui s’annonce. Il crée en 1968 le Whole Earth Catalogue, un manuel de débrouille, sorte de Google en papier, qui fournit de petits modes d’emploi plein d’outils pour s’émanciper. Il s’agit de favoriser la création de sociétés autonomes grâce à des outils technologiques «conviviaux», comme les a théorisés Ivan Illich.

On peut y voir un lien avec les groupes Facebook, ces communautés numériques qui ont été utilisées par les «gilets jaunes»…

Cette idée remonte au néo-communalisme des années 1970 et à l’utopie d’Internet. On ne parle pas tant de faire société que de fonder une société composée de groupes d’individus, qui se regroupent de manière affinitaire. On forme des communautés de pairs, et on se rapproche de gens qui sont proches de notre opinion. Comme l’a montré Fred Turner (professeur d’histoire des médias à Standford, NDLR), c’est le point cardinal. L’individu est libre, autonome. On se rejoint parce que l’on partage des valeurs.

Steve Jobs et Bill Gates vont précipiter la fin de cet «esprit hacker». Quelle est leur responsabilité?

Steve Jobs est un produit de la région, marqué par le LSD et les philosophies orientales. Pourtant, dès la sortie de l’Apple I en 1976, il s’oppose à son associé Steve Wozniak, qui souhaite distribuer gratuitement les plans de l’ordinateur à ses camarades afin qu’ils l’améliorent. Il anticipe l’entrée de la micro-informatique dans les foyers. Comme l’électroménager, il faut que ce soit beau et simple. Les ordinateurs d’Apple seront fermés, propriétaires.

Bill Gates, lui, n’est pas de la Vallée. Sa «Lettre aux amateurs» de 1976 est un tournant symbolique. Dans ce texte envoyé aux membres du Homebrew Computer Club, un club informatique, il soutient qu’il est interdit de partager son kit de développement de Altair, l’un des premiers ordinateurs personnels, car cela enfreint le droit d’auteur. Bill Gates met l’accent sur la dimension propriétaire du logiciel, ce qui fera le succès de Microsoft. La micro-informatique devient un marché.

Un marché, mais aussi un instrument de conquête économique et politique pour les États-Unis. Quel est le rôle du sénateur et futur vice-président Al Gore?

Al Gore est le premier à percevoir qu’Internet peut être une source de croissance et d’enrichissement pour le pays, voire un moteur de «soft power». On le surnomme alors le «démocrate Atari», du nom de cette marque informatique. La loi Gore de 1991 va permettre d’injecter de l’argent public dans les réseaux, de financer la construction de supercalculateurs et d’instituts de recherche. Mozaic, le premier navigateur Web devenu Netscape, vient d’ailleurs de là. C’est aussi Al Gore qui va accélérer la démocratisation d’Internet en ménageant le transfert des infrastructures du public vers le privé.

Avec les enquêtes ouvertes par le département de la Justice et le gendarme de la concurrence, Washington revient-il dans le jeu?

Je suis sceptique sur les enquêtes ouvertes aux États-Unis. Les Gafa sont un instrument de puissance, et une guerre froide numérique est à l’œuvre. Donald Trump a fait en sorte que Huawei n’ait pas accès au pouvoir américain. Que peut-il opposer aux acteurs chinois? La Silicon Valley.

«Le prochain horizon est celui du transhumanisme et des sciences cognitives»

La Silicon Valley a-t-elle selon vous un programme politique?

Il n’y a pas de programme politique, au sens de celui d’un parti, mais indéniablement un agenda politique: celui de nous connecter tous ensemble, d’offrir à chaque problème que rencontrerait la société une solution technologique, comme le dit Evgeny Morozov. La Silicon Valley a composé un assemblage inédit, avec une forme de libéralisme sur les sujets d’immigration, sur le mariage pour tous, et par ailleurs des penchants moins libéraux, antidémocratiques, qui dénieraient presque aux gens de faire des choix et détricotent les acquis des États-providence. Ses entreprises ne cessent de s’attaquer à des prérogatives régaliennes, qu’il s’agisse de la conquête spatiale (SpaceX), du renseignement (Palantir) et dorénavant de battre monnaie avec le libra. Facebook se pare de tous les atours d’un État sauf qu’il s’agit ici d’un État privé, fondé sur le secret, autoritaire et autocratique. Nous n’avons pas voix au chapitre et le seul maître à bord est Mark Zuckerberg.

Le prochain horizon est celui du transhumanisme et des sciences cognitives. L’idée est de repousser les limites humaines, voire de modifier la nature humaine, en parvenant à tuer la mort. Ce sont des défis vertigineux.

Vu de l’extérieur, nous avons l’impression d’une Silicon Valley qui innove moins. Est-ce la fin d’un mythe?

C’est la fin de l’âge de la naïveté, de la technophilie béate qui prétendait que l’on devait tout numériser, que cela constituait forcément un progrès. Les employés de la tech s’aperçoivent que leurs conditions de travail, les cafétérias et les cours de yoga gratuits, les ont conduits à consacrer une quantité colossale de temps à leur entreprise. Ils protestent contre leurs missions: fabriquer un moteur pour la Chine censurant certains termes, améliorer une intelligence artificielle pour l’armée… Une réflexion éthique est aussi en train de naître. Des employés d’Amazon se sont mobilisés en faveur du climat, tandis que la ville de San Francisco vient de bannir la reconnaissance faciale. Par ailleurs, tout le monde ne bénéficie pas également du numérique. Les chauffeurs Uber, les livreurs de Deliveroo, les travailleurs d’Amazon et tous les ouvriers du clic sont extrêmement mal payés et n’ont pas les moyens de se syndiquer. Quand on voit les inégalités à quelques kilomètres des sièges des grands groupes, on ne peut pas dire que l’on veut créer une Silicon Valley en France.