[Chronique éco] Et si l'acceptation des réformes révélait un changement du rapport des Français à la réussite

Tous les quinze jours, Raphaël Giraud, professeur de sciences économiques à l'Université Paris 8 Saint-Denis, décortique un article scientifique de l'économie expérimentale. Cette semaine, il décrypte une étude qui s'interroge sur les facteurs déterminant l'acceptabilité des poitiques de redistribution.

Pour le spécialiste, si ce qu'on appelle "les réformes" passent sans accroc, c'est notamment parce que les inégalités sont perçues comme le résultat d'une différence de mérite. "A chacun selon son mérite et puis c'est tout" deviendrait la conviction partagée par la société.

 

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[Chronique éco] Et si l'acceptation des réformes révélait un changement du rapport des Français à la réussite
Les manifestations seront-elles bientôt remisées au magasin des souvenirs ?

En cette semaine où a débuté ce qui pourrait devenir le premier conflit social d’importance auquel Emmanuel Macron ait à faire face, et alors qu’il a jusqu’ici réussi à réformer le code du travail et le mode de recrutement des étudiants à l’université sans rencontrer d’opposition structurée et efficace, on peut se demander quelles sont les conditions de possibilité de la réforme d’un secteur (indépendamment du jugement que l’on peut porter sur l’opportunité de telle ou telle réforme).

L’une d’entre elles est, probablement, le soutien de l’opinion, ce qui mène à la question des raisons de l’existence d’un tel soutien. Cette question est vaste, bien entendu, et peut être abordée par l’ensemble des sciences humaines et sociales, mais, dans l’esprit de cette chronique, nous nous proposons d’examiner ce que l’économie expérimentale peut nous en apprendre, à partir d’un article récent (1). Cherchant à comprendre pourquoi la demande de redistribution est plus faible dans les pays développés les plus inégalitaires, les auteurs de cet article ont mené à bien une expérience permettant d’étudier de façon fine comment la perception de la source des inégalités (mérite ou chance) affecte la demande de redistribution.

Redistribution et augmentation des inégalités

En général, dans la littérature économique, la théorie standard implique que la demande de redistribution est plus forte si les inégalités sont perçues comme résultant de la chance, d’une part, et qu’elle augmente avec le degré d’inégalité, d’autre part. Mais le dispositif expérimental introduit par les auteurs permet de composer ces deux prédictions théoriques et de répondre à la question suivante : lorsque l’inégalité de la distribution des revenus s’accroît, comment évolue la demande de redistribution, dans le cas où les revenus des individus résultent de leurs performances et dans le cas où ils sont dus à la chance ?

Concrètement, les participants se voient, dans une première phase de l’expérience, attribuer un revenu — élevé, moyen ou faible—, soit en fonction de la performance réalisée dans l’accomplissement d’une tâche, soit de façon aléatoire (nous parlerons de traitement méritocratique et de traitement aléatoire). Le montant précis de ces niveaux de revenus peut correspondre à une distribution plus ou moins inégale : le fait d’avoir un revenu élevé, moyen ou faible dépend de la performance, mais leur montant n’en dépend pas, et ce point sera important pour l’interprétation des résultats. Cette phase achevée, les participants sont invités dans une deuxième phase à indiquer la redistribution des individus à revenus élevés vers les individus à revenus faibles, qu’ils estiment souhaitable. Enfin, dans une troisième phase, cette redistribution est mise en œuvre selon le principe du vote à la majorité au sein de groupes de trois participants déterminés au hasard.

 

Riches et pauvres pour le statu quo

Le principal résultat de l’article est alors que, dans le traitement méritocratique, l’augmentation du degré d’inégalité n’a pas d’effet significatif sur la demande de redistribution. En revanche, dans le traitement aléatoire, l’augmentation du degré d’inégalité augmente la demande de redistribution (c’est-à-dire le niveau de redistribution considéré comme souhaitable par les participants). Ceci, et la combinaison statistique de ces deux effets, suggère que, lorsque les revenus sont déterminés par la performance, les participants jugent l’inégalité au minimum non-problématique, voire juste, alors que lorsque les revenus sont déterminés aléatoirement, l’inégalité est perçue comme injuste.

On peut aller plus loin dans l’analyse et regarder les choix de redistribution des participants ayant un revenu élevé, moyen ou faible à l’issue de la phase 1. Si on ne peut rien dire statistiquement du choix des « riches », on constate que les « pauvres », qui ont intérêt pourtant à la redistribution, raisonnent comme le groupe dans son ensemble, et vont même au-delà : dans le traitement méritocratique, leur demande de redistribution décroît lorsque l’inégalité augmente, alors qu’elle est statistiquement constante pour l’ensemble des sujets. Tout se passe comme si ces participants considéraient qu’ils ne méritent pas la redistribution si les revenus sont dus à la performance.

Mais il y a plus, selon les auteurs. Ces résultats semblent pouvoir s’interpréter comme le fait que dans le traitement méritocratique, alors même qu’il est totalement indépendant de la performance, le niveau d’inégalité est conçu comme le signe du mérite de ceux qui ont le plus, et de son absence chez ceux qui ont le moins : plus le meilleur est riche, meilleur il est. Ce raisonnement conduit à un renforcement circulaire des inégalités, par le biais d’une demande de redistribution moins forte, dans les pays qui considèrent que les inégalités sont le résultat du mérite, comme c’est le cas notamment aux États-Unis.

 

Une clé des succès macroniens

Mais si l’on revient à la situation française, il semble que malgré un discours officiel, à l’école notamment, mettant en avant la méritocratie comme mode dominant et souhaitable d’attribution des places, la conception la plus répandue - sous l’influence de l’école sociologique dominante en France mais aussi d’un certain bon sens populaire - est cependant que la chance, sous les espèces du hasard de la naissance et des différents capitaux qui vont avec, est en réalité la principale cause de cette distribution des places. Il en découle une forte demande de redistribution, conformément aux résultats de l’article.

Cependant, la philosophie d’Emmanuel Macron et sa stratégie politique semble être de remplacer (si on se moquait, on dirait pour faire French tech de « disrupter ») cette conception, à grands coups d’exaltation des « premiers de cordée » et autres individus qui ont réussi, de louanges de l’esprit d’entreprise, etc. Si son élection est le signe que la société française, en partie du moins, est désormais réceptive à cette philosophie, ceci peut expliquer que des réformes, n’ayant pas pour principal objectif de réduire les inégalités, et pouvant même peut-être les accroître, deviennent tout d’un coup envisageables : il n’y a plus d’injustice dans la réussite. Dans une France qui doutait, c’est sans doute une étape nécessaire pour relancer le moteur de la croissance et de l’innovation. La question reste cependant de savoir jusqu’où le Président peut-il aller trop loin et quelle sera la réforme de trop.

 

Raphaël Giraud @raphael_giraud est Professeur de sciences économiques à l'université Paris 8- Vincennes Saint-Denis

Les avis d'expert sont écrits sous la responsabilité de leurs auteurs et n'engagent pas la rédaction de L'Usine Nouvelle.

 

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  1. GEE, Laura K., MIGUEIS, Marco, et PARSA, Sahar. « Redistributive choices and increasing income inequality: experimental evidence for income as a signal of deservingness. » Experimental Economics, 2017, vol. 20, no 4, p. 894-923.

 

 

 

 

 

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