Tourisme : comment voyagera-t-on dans 20 ans ?

Expéditions en réalité virtuelle, périples trash en zone de conflit, hôtellerie éphémère… Exploration des différentes manières dont nous voyagerons demain.
Tourisme : comment voyagera-t-on dans 20 ans ?

Fini le temps des hôtels clubs et du tourisme de masse. En compressant le temps et l’espace, l’accélération technologique transforme nos façons de voyager. Au point que le tourisme devient le laboratoire des futures expériences augmentées de notre quotidien. De l’hôtellerie éphémère aux expéditions en réalité virtuelle en passant par les périples trash en zone de conflit, exploration des différentes manières dont nous voyagerons demain.

Polyglotte et stylé, l’aristocrate nomade du siècle des Lumières sillonnait l’Europe des mois durant pour s’imprégner de son génie culturel, suivant un Grand Tour annonciateur d’un « tourisme » qui est encore l’apanage de quelques happy few.

Deux siècles plus tard, le vacancier version Front populaire, avec son vélo tandem et son casse-croûte, était lui aussi un avant-gardiste ; celui de la civilisation des congés payés et du temps libre organisé. Dans une boulimie de kérosène et de béton, c’est en cohortes que le routard des Trente Glorieuses découvrait ici les pyramides d’Égypte, là le front de mer de Benidorm, en petit soldat bronzé de la révolution du tourisme de masse et de la globalisation des flux.

Crédit : Janayna Moura / Pexels

Le voyageur d’aujourd’hui – et plus encore celui de demain – cherche son chemin sur une planète super connectée, saturée d’images d’un lointain accessible non-stop. Un territoire d’exploration où il est à la fois question d’Hyperloop et de slow food, d’algorithmes et de « vrais gens ». Cet Homo turisticus est loin d’être un spécimen anecdotique. Il est le reflet, en mouvement, des mutations de son époque.

En 2015, on comptera 1,2 milliard de touristes internationaux, peut-être 2 milliards d’ici à 2030

Une caricature autant qu’un pionnier. « Le temps horloge a été créé pour harmoniser les horaires des trains anglais, alors que Cook emmenait ses premiers groupes à l’Exposition universelle de Londres ; les premiers éclairages urbains ont été installés dans des stations suisses et françaises ; sans parler de l’appareil photo portable, qui accompagne le voyageur dès sa conception », remarque Saskia Cousin, anthropologue à l’université Paris Descartes et coauteure du livre Sociologie du tourisme (La Découverte, 2009). « Dans le futur, c’est dans le tourisme que seront testées les innovations techniques en termes d’objets connectés et de réalité virtuelle. Le tourisme sera un marqueur de la transformation du travail, de la fin de la société dite du salariat, avec ses congés payés, et du retour à un rapport poreux entre temps de travail et temps libre, avec une précarisation généralisée et une “uberisation” du marché du travail. »

En 2015, 1,2 milliard de touristes internationaux, peut-être 2 milliards d’ici à 2030. Cette nouvelle vague s’accompagne, en retour, d’une crise des hébergeurs, restaurateurs, guides et autres « professionnels du tourisme ». Le modèle standardisé, institutionnalisé, fondé sur des parcours communs, s’échoue contre les stratégies personnelles guidées par les outils numériques et les recommandations des pairs.

Depuis l’arrivée au pouvoir d’Aung San Suu Kyi et la démocratisation progressive de la Birmanie, touristes et capitaux affluent à Bagan.

Les destinations phares se chassent au rythme toujours plus effréné des soubresauts géopolitiques. Quelques dizaines d’années seulement pour que les vols long-courriers éclipsent le ronron des hélicos de l’US Army au-dessus du Vietnam, ex-pays en guerre devenu eldorado touristique. Quelques mois, en 2013, entre l’« ouverture » du Myanmar et les inaugurations frénétiques des premiers hôtels-boutiques birmans. Quelques heures, aussi, pour qu’une attaque terroriste transforme une destination attractive en espace à fuir.

Routard par procuration

L’équation est posée, aussi brute que complexe : « Un tiers du monde est en conflit ; un autre tiers est sanctuarisé ; il faut faire naître le désir sur le troisième tiers », annonce Serge Pilicer, organisateur des Entretiens de Vixouze, forum de référence sur le tourisme de demain, organisé en mai 2016 dans un château d’Auvergne. En dehors de ces contingences naissent des espaces sécurisés, proposant le maximum de consommation en un temps minimum.

Des sortes de bulles urbaines, sur le modèle de Dubai, qui attend 20 millions de visiteurs en 2020. Une cité-entertainment planifiée, où l’architecture, les services et les communications sont mis à la disposition des consommateurs de passage. Les voyageurs en transit à Singapour peuvent déjà déambuler dans une jungle tropicale ; ceux d’Incheon, en Corée du Sud, jouer sur le plus grand parcours de golf du monde ou voir des concerts de K-pop au pied des pistes.

« Sous la forme d’une ‘‘e-peau’’, un seul voyageur peut faire voyager des millions de personnes connectées à distance »

Cette compression du temps et de l’espace sera poussée plus loin encore. Dans un souci d’économie, de développement durable ou de fantaisie geek, la réalité virtuelle pourrait s’imposer comme la nouvelle frontière du dépaysement par procuration. Une forme de parade, aussi, aux destinations interdites ou limitées. Selon Sophie Lacour, chercheuse et directrice générale d’Advanced Tourism, l’immobilité est la grande révolution en marche : « Le futur sera la téléportation. Pas physiquement, mais selon la technologie ‘‘haptique’’ (le toucher et la perception du corps dans l’environnement, ndlr). On peut ressentir le soleil, le sable et la mer sur son canapé. Sous la forme d’une ‘‘e-peau’’, un seul voyageur peut faire voyager des millions de personnes connectées à distance. Un tourisme par procuration qui constitue également une solution à la surfréquentation des lieux ».

Balade en war zone

Vêtu d’un treillis camouflage et assisté par Google Translate, Toshifumi Fujimoto, un camionneur japonais en manque d’adrénaline, a débarqué fin 2012 au beau milieu d’un champ de bataille syrien, après avoir traversé l’Asie entière au volant de son bolide. « Je suis un touriste en zone de conflit », justifia le quadragénaire, désormais figure incongrue des conflits du Proche-Orient, qu’il documente, reflex autour du cou et, parfois, pistolet-mitrailleur à la main. Cette tête brûlée annonçait la tendance du « tourisme extrême ». Une quête de sensations fortes, en réponse au confort moderne et à l’aseptisation des modes de vie. « Recommend me xtreme and dangerous places on Earth » titre par exemple un topic glané sur le forum du guide Lonely Planet, où un jeune homme blasé s’enquiert d’expériences hors normes et dangereuses au possible…

« L’Iraq, l’Afghanistan et la Libye sont nos destinations les plus populaires »

Ce client pourrait contacter War Zone Tours, rejeton trash de l’agence de voyages à la papa. Rick Sweeney, son directeur californien, fait son beurre en organisant les voyages les plus périlleux. « Les gens sont naturellement curieux, ils ont besoin d’aventure. Parfois, ils trouvent que les informations à la télé ou sur Internet ne les rassasient pas, ils veulent aller voir par eux-mêmes une histoire ou une région », explique cet ancien gros bras d’une agence de sécurité.

Entre 2 000 et 8 000 euros la journée pour arpenter les théâtres de guerre, assisté par des expatriés rompus aux situations tendues, assurant de multiples scénarios d’évacuation au cas où cela tournerait mal. « L’Iraq, l’Afghanistan et la Libye sont nos destinations les plus populaires, raconte Rick Sweeney, en attendant les prochaines : la Somalie et la Syrie.  » Leader historique du secteur, il a récemment observé l’arrivée sur le marché de concurrents encore plus fous que lui. « On a vu d’autres tour-operators conduire un bus littéralement plein de touristes dans le nord de l’Iraq  », confie-t-il.

Les prémices, peut-être, d’un « dark tourism » sans limites, annoncé par le sociologue anglais Daniel Wright. Dans un article paru en avril 2016 dans la revue Futures, ce chercheur de l’université du Lancashire central prédit que dans deux cents ans l’une des formes du tourisme consistera en une chasse à l’homme (par les plus riches) légalisée et télévisée. Hunger Games, mais pour de vrai.

« Game 2 : Winter », le nouveau programme de téléréalité russe à la Hunger Games : trente candidats lâchés dans la forêt de Sibérie…

Trip algorithmique

Comme les loueurs de VHS et de DVD, les agences de voyages sont de plus en plus nombreuses à fermer boutique. En Suisse, par exemple, leur nombre a été divisé par deux depuis 2000. Leurs catalogues ont déjà la patine vintage des réclames d’un autre temps. Leurs remplaçants n’ont ni visage, ni pignon sur rue : ce sont des algorithmes.

Selon une étude récente de la société d’audit KPMG, 77 % des touristes préparent leur voyage sur Internet, soit 6 % de plus qu’en 2014. Des touristes surinformés, qui limitent au maximum les surprises – bonnes ou mauvaises – en ayant accès au yield management (la technique de fixation des prix selon la demande) et se fiant à la « communauté » des voyageurs. « Avec TripAdvisor et les réseaux sociaux dédiés, c’est la fin de la démocratisation touristique  travailler à faire accéder tout le monde à un modèle de vacances pensé par les autorités et les professionnels légitimes – et l’avènement de la démocratie touristique  chacun a a priori la même légitimité pour donner son expertise sur un site ou un voyage , pour le meilleur et pour le pire, explique Saskia Cousin. On est donc déjà dans le tourisme 2.0 : cest le voyageur ou son pareil qui produit le contenu, le tout mouliné par la plateforme, ce qui renforce encore le phénomène mimétique et circulaire du tourisme et de ses objets de désir. »

Les vacances à la carte seront pensées par la machine

En vacances, moteurs de recherche et réseaux sociaux ne feront pas relâche, au contraire. « Google dira ‘‘Tiens, tu pourrais inviter Serge au Népal’’ », imagine Serge Pilicer, soulignant que les « algos » et l’analyse fine de l’e-réputation sauront impliquer les proches. Garder le chat de l’un, tenir compte des allergies d’un copain, occuper les enfants d’un troisième : les vacances à la carte seront pensées par la machine.

Les Google Glass promettaient de voyager autrement grâce à la réalité augmentée.

Sur le terrain aussi, les applis prennent le relais des bons samaritains rencontrés jadis au gré des balades ou des astuces des syndicats d’initiative, dont le nom même appartient à un autre temps. Chacune des trente start-up couvées dans le Welcome City Lab de Paris, premier incubateur au monde dédié au tourisme, présente une dimension numérique. « Nous sommes à la veille d’une nouvelle révolution industrielle, avec des algorithmes de plus en plus élaborés qui identifieront les comportements des touristes pour leur vendre des produits personnalisés », assène Laurent Queige, délégué général de l’incubateur.

L’objectif est simple : leur faciliter la vie. Une forme de conciergerie totale, passant par des applis de traduction instantanée et de réalité augmentée. Un tourisme de push, mi-nounou mi-boussole, qui viendra transformer la perception par le voyageur du territoire exploré, et de ceux qui le peuplent.

Hôtels partout, hôtels nulle part

Du cagibi à la villa grand luxe, plus de 2 millions de nouvelles chambres sont apparues dans le monde depuis huit ans. Sans permis de construire ni opérations de BTP. Ce sont les offres mises en ligne sur le site Airbnb, vite passé de service coopératif au stade industriel, coté aujourd’hui à 30 milliards de dollars. De quoi déstabiliser les tenanciers traditionnels, tels Accor, numéro un mondial de l’hôtellerie (plus de 4 000 hôtels et un chiffre d’affaires de 2,6 milliards d’euros), qui a recruté en mai dernier un « chief disruption & growth officer ».

Thibault Viort, ancien du jeu vidéo, est missionné pour imaginer l’« hospitalité » de demain et ses nouveaux leviers de croissance. « Les hôtels moyen de gamme et trop chers sont amenés à disparaître, souligne-t-il. On ne peut plus se limiter à un hôtel qui soit juste un accueil, un lit et un petit déjeuner. L’hôtel sera une vraie expérience de voyage, avec de l’entertainment, et la possibilité de vivre comme les locaux et avec eux. D’ailleurs, des services de garde d’enfants, pressing ou réception de colis vont être proposés aux gens du quartier. »

Au-delà du marquage à la culotte de Airbnb, en misant sur les services, le disrupteur en chef a une autre idée en tête : « On réfléchit beaucoup à l’hôtellerie éphémère, sur de beaux lieux, des événements. Avec des premiers tests dès l’année prochaine. »

« Demain, on partira en vacances sans valise ni portable »

Un hôtel qui apparaît, disparaît et s’adapte à son environnement, comme une matière vivante… Ce scénario, designers et ingénieurs planchent déjà dessus. « Les murs ou les vitres peuvent devenir des surfaces interactives, et les matériaux intelligents des compagnons de voyage », détaille Serge Pilicer. En clair, avec le développement des imprimantes 3D, la bonne vieille tente sera bientôt remplacée par un abri réalisé in situ, avec des matières premières locales biodégradables. Au choix, bulle de survie ou suite luxueuse. « Demain, on partira en vacances sans valise ni portable », poursuit Serge Pilicer. Et sans chemise et sans pantalon, selon la tendance du « voyager léger ». On s’accoutrera plutôt comme un local. Du moins le temps de l’expérience.

En Chine à dos de mule

Plutôt Phileas Fogg ou Robinson Crusoé ? Ces deux archétypes d’aventuriers, identifiés par l’anthropologue Jean-Didier Urbain, résistent aux tendances comme aux bouleversements technologiques. Le Robinson recompose son chez-soi ailleurs, quand le Phileas trouve plaisir et distinction dans la pérégrination. « Ici, découvrez votre point G  », vantait, en 2010, une affiche de l’office de tourisme de la Gironde, comme pour souligner combien la quête de l’ailleurs est aussi celle de la plénitude, du plaisir, de l’accomplissement. Si bien qu’en dépit d’un marché toujours segmenté par les ressources économiques, on remarque, aujourd’hui plus encore que jadis, la recherche d’objectifs en lien avec la vie quotidienne. Une forme de tourisme « adjectivé ». Humanitaire, spirituel, écolo, mais aussi médical ou sexuel. Revenir avec un trophée, une compétence, ne pas avouer s’être laissé aller.

Pour booster les réservations touristiques, le conseil général de Gironde a osé le suggestif et le provocateur

Pourtant, il y a de quoi s’égarer dans cette quête de performance sans cesse renouvelée. À contre-pied de la grande vitesse et du réseau total, Sophie Lacour imagine l’étape d’après : « Il faut prendre en compte le signal faible de la déconnexion, le week-end sans portable en Ardèche par exemple. Avec le travail délocalisé et les agendas plus libres, on va voyager moins loin et plus longtemps. Ou bien pourquoi pas aller en Chine, mais alors à dos de mule… »

Débrancher les applis. Casser la routine. Quitter la meute. Voilà l’argument low tech radical. Il a déjà sa mise en musique. C’est alors qu’il était entouré d’une nuée de touristes américains extatiques, à Paris, que Jonny Greenwood, le guitariste du groupe anglais Radiohead, composa « The Tourist », chanson clôturant l’album OK Computer (1997). « Hey man, slow down, slow down / Idiot, slow down, slow down », supplie le chorus de cette valse vénéneuse. Se forcer à ralentir. S’arrêter. Au coin de la rue ou au bout du monde. Comme si l’art délicat du farniente était l’ultime disruption.

Illustration de Benjamin Flouw pour Usbek & Rica

Cet article est paru initialement dans le numéro 17 d’Usbek & Rica.

 SUR LE MÊME SUJET :

> « Où skierons-nous quand toute la neige des Alpes aura fondu ? »

> Tourisme spatial : Elon Musk promet la Lune

> Top 8 des destinations pour explorer le futur

 

et aussi, tout frais...