Récit

Une pièce sur le terroriste Mohammed Merah crée la polémique à Avignon

«Le spectacle ne fait absolument pas l’apologie d’une crapule», défend Pascal Keiser, directeur de La Manufacture où la pièce s'est jouée du 6 au 11 juillet sans susciter de réactions négatives.
par Elisabeth Franck-Dumas
publié le 12 juillet 2017 à 17h44

C'est un phénomène un peu étrange, depuis Avignon, d'assister à la montée d'une polémique autour d'une pièce dont ici, jusqu'il y a quelques heures, personne ou presque ne parlait. La pièce, Moi, la mort, je l'aime, comme vous aimez la vie, qui a pour sujet les dernières heures de la vie de Mohammed Merah, a été écrite par l'auteur algérien Mohammed Kacimi à partir de verbatims publiés dans Libération, qui détaillaient les derniers échanges entre Merah et la police, avant qu'il ne soit abattu. Rappelons que les 11 et 15 mars 2012, Mohammed Merah a assassiné trois militaires à Toulouse et Montauban puis, le 19 mars, trois enfants et un enseignant d'une école juive de Toulouse, avant d'être abattu à son tour le 22 mars.

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La pièce, produite par le CDN de Normandie-Rouen, a été créée à la Manufacture, haut lieu du off avignonnais, et donnée du 6 au 11 juillet. Une pétition demandant son interdiction a été lancée sur le site Change.org, où elle recueille déjà plus de 2 300 signatures et, selon l'AFP, une association d'avocats de proches de victimes a demandé au metteur en scène, Yohan Manca, et à l'auteur d'annuler la dernière représentation. «Nous qui avons la responsabilité de porter la voix de ceux qui ont péri à Toulouse et Montauban et celle de leurs familles, nous considérons qu'une telle entreprise de réhabilitation dans le contexte que nous traversons sous couvert d'alibi culturel est une honte et un déshonneur. Nous vous demandons d'y renoncer», ont ainsi écrit Mes Patrick Klugman, Ariel Goldman, Elie Korchia et Jacques Gauthier-Gaujoux. Toujours selon l'AFP, la mère d'une des victimes de Merah, Latifa Ibn Ziaten, a aussi critiqué la pièce. «Mettre Mohammed Merah dans une pièce de théâtre, montrer ça, parler de lui, c'est faire de lui un héros, a-t-elle déclaré, ajoutant. Cela me fait peur, cette pièce, j'ai peur que ça donne des idées à des jeunes fragiles.»

Autre son de cloche toutefois, celui de l'avocat des familles de deux des trois enfants tués, Simon Cohen, qui prône, lui, «la liberté absolue de la création artistique… Il ne peut y avoir de sujet tabou».

«Calme et la dignité»

La dernière représentation de la pièce, donc, était mardi. Hélas, dans l’offre off qui compte plus de 1 500 spectacles, on l’a ratée. Serait-on allée la voir ? Pour être entièrement honnête, pas sûr, tant un faisceau de réticences conscientes ou inconscientes nous en aurait peut-être dissuadée. Observe-t-on néanmoins avec stupeur le déchaînement de haine qu’elle provoque ? Il faut l’avouer, oui, et d’abord car il semble que peu de ses détracteurs se soient donné la peine d’aller la voir, voire simplement de la lire.

Joint par téléphone à la Manufacture, le directeur, Pascal Keiser, avait, lui, l'air serein au cœur de la tornade, assurant ne pas avoir reçu de plainte de spectateurs ni de courrier injurieux. Les représentations, à guichets fermés, se sont déroulées dans «le calme et la dignité». «Le spectacle ne fait absolument pas l'apologie d'une crapule, a-t-il ajouté. Sur le fond, c'est un spectacle pédagogique, presque d'utilité publique. Soit on se met des œillères et on dit tout se passe bien dans les cités, soit on dit c'est un jeune Français qui a commis ces actes, et on essaie de comprendre comment ça a pu avoir lieu».

Le théâtre avait déjà travaillé il y a quelques années avec Mohammed Kacimi. Ce dernier s'est longuement expliqué sur sa page Facebook sur ses motivations, avançant que «le propos de la pièce sur Merah ne consiste pas en faire un héros, mais à dénoncer la misère sociale et culturelle dans laquelle est plongée une grande partie de la jeunesse française aujourd'hui, et qui, ajoutée à la cécité des services de la police, transforme un gamin paumé en machine à tuer», rappelant que sa famille et lui ont souffert des agissements du Front islamique du salut en Algérie. Il ajoute : «Ce n'est pas en interdisant une pièce de théâtre qu'on mettra fin au terrorisme et à la violence qui l'engendre.»

Peurs les plus profondes

Elargissant le débat, Pascal Keiser a ajouté qu'il estime qu'il n'est «pas simple», en France, de monter ce genre de sujet. «Il y a une difficulté, ici, à questionner des sujets de société et à ne pas attendre dix ou quinze ans pour le faire. Alors que pour moi, c'est quand même le rôle du théâtre.»

Moi, la mort, je l'aime… n'est pourtant pas la première création autour du thème. Le journal le Monde avait commandé, peu de temps après les assassinats commis par Merah, une fiction à Salim Bachi intitulée Moi, Mohammed Merah, qui avait à l'époque beaucoup fait parler d'elle, et plus récemment, mais reçue avec bienveillance, la pièce du Belge Ismaël Saidi, Djihad, mettait en scène avec beaucoup d'humour le voyage en Syrie d'aspirants djihadistes.

Pour David Bobée, qui dirige le CDN de Normandie-Rouen et a choisi de produire Moi, la mort, je l'aime, «elle n'est absolument pas un discours qui pourrait porter la pensée de Merah, qui est mise à distance».  Le tollé créé par la pièce s'explique selon lui par la «réaction purement émotionnelle de gens qui ne l'ont pas vue. Je le comprends, ce sont des choses qu'on a déjà vues, par exemple avec le Roberto Zucco de Koltès. Mais le théâtre a justement pour mission de nous confronter à nos peurs les plus profondes, à nos monstresJe trouve important que le théâtre retrouve ce rôle politique, pour penser les monstres de notre époque. Le processus est celui d'une Hannah Arendt, je n'avais qu'elle à l'esprit quand j'ai vu le spectacle : c'est retrouver l'ordinaire du mal. Car avoir une peur irrationnelle du terrorisme, c'est permettre qu'il ne puisse être combattu.» N'avait-il pas conscience, quand même, de la polémique qui s'annonçait ? «Disons que la nécessité de ce projet, de s'emparer de ces sujets-là, qui sont les sujets de notre début de siècle, d'ouvrir ce débat, valait la peine d'entrer dans la polémique.»

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