Théâtre : « Dispersion », de Harold Pinter

Le texte tout en nuances de Harold Pinter est incarné par des comédiens d’exception, vivant intensément ce qu’ils disent.

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Théâtre : « Dispersion », de Harold Pinter

Les points de vue exprimés dans les articles d’opinion sont strictement ceux de l'auteur et ne reflètent pas forcément ceux de la rédaction.
Publié le 31 mai 2015
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Par Francis Richard, depuis Genève, Suisse

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Mercredi soir, c’était la première de Dispersion (Ashes to Ashes) de Harold Pinter au Poche de Genève, la dernière première sous la direction de Françoise Courvoisier. Sans se départir de son ineffable sourire, une fois cette pièce terminée, ce fut pour elle le commencement d’une fin en beauté. Françoise Courvoisier a en effet offert aux spectateurs du soir et offre à ceux des soirs suivants le somptueux cadeau d’une pièce exigeante, complexe, écrite dans une langue simple et épurée pourtant, incarnée par des comédiens d’exception, vivant intensément ce qu’ils disent.

Dans sa traduction française de Mona Thomas et sa mise en scène de Gérard Desarthe, Dispersion a été jouée auparavant au Théâtre de l’Œuvre, à Paris, du 16 septembre 2014 au 14 novembre 2014, au Théâtre des Célestins, à Lyon, du 12 au 24 mai 2015. Peut-être, après Genève, y aura-t-il l’an prochain une tournée dans les provinces françaises…

Pendant la représentation de ce texte tout en nuances, l’attention du public est palpable. Il est avide de ne pas perdre un mot de ce long poème en prose, qui parle tout autant au cœur qu’à l’esprit. Cette attention, qui est tension par moments, lui permet de ne pas laisser passer les quelques occasions de rire aux traits d’humour, anglais, of course, de l’auteur. L’humour n’est-il pas l’un des moyens les plus sûrs, dans l’existence, de supporter quelque peu l’insupportable ?

La pièce commence par une chanson de Nick Cave, Nobody’s Baby Now. Dont les paroles sont prémonitoires de ce qui va se jouer pendant une heure.

Le décor, sobre, est celui d’une pièce de séjour, meublée d’un fauteuil, d’une table basse et d’un canapé, de deux lampes en forme de bulbes. Deux bouteilles de whisky, qui sont entamées, deux verres sur la table basse, qui ont déjà servi, le complètent.

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Tout au long de la pièce des lumières modifient l’ambiance de ce décor et indiquent les moments de la journée.

Devlin (Gérard Desarthe) se sert un verre et le tient dans sa main. Rebecca (Carole Bouquet) est assise sur le canapé et ses mains tortillent nerveusement un foulard soyeux.

Rebecca parle en premier et fait l’aveu, à mots comptés, de l’existence d’un amant dont rapidement le spectateur qui se trouve à distance des deux protagonistes sait qu’il est inventé, tandis que Devlin tente en vain d’en savoir davantage sur lui. Rebecca dit peu de choses de cet amant et ses réponses ne satisfont pas Devlin. Et pour cause. Mais le peu qu’elle lui dit est inquiétant. Car cet amant mystérieux ne peut lui apparaître que tendre et brutal à la fois. Devlin est quelqu’un qui a un fort sens commun, qui pose des questions précises et qui attend des réponses tout aussi précises. Quand Rebecca lui dit qu’elle a fait tomber par terre un stylo innocent, il se récrie. Elle ne peut pas dire des choses pareilles, puisqu’elle ne sait rien de ce stylo et ne connaît pas ses parents…

Rebecca est ailleurs, dans un autre monde, un monde parallèle, qu’elle s’est créé à partir d’images qui la hantent. Ces images la hantent alors que rien ne lui est jamais arrivé à elle, ni à ses amis, et qu’elle n’a pas souffert. Son prétendu amant est une sorte de tour operator, qui l’a emmenée dans une sorte d’usine, semblable aux autres usines, mais où les ouvriers portent des casquettes et suivraient ce guide « tout en haut de la falaise et jusqu’au fond de la mer s’il le leur demandait ».

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Indice après indice le monde fantasmé par Rebecca prend des contours plus précis comme s’il émergeait d’un brouillard, sans pourtant faire émerger Devlin de sa nuit. Ainsi l’usine n’a-t-elle pas de toilettes, comme à Auschwitz… Ainsi Rebecca raconte-t-elle que son guide « allait à la gare et en marchant le long du quai il arrachait tous les bébés des bras de leurs mères qui hurlaient ».

Des mondes parallèles ne peuvent se rencontrer et, quand Devlin essaie à la fin de répéter un geste de l’amant de Rebecca qu’elle lui a décrit, geste qui semble l’avoir émue, il montre à quel point il ne peut la comprendre, leurs mondes étant décidément complètement hermétiques l’un à l’autre.

Rebecca elle-même finit par dénier ce monde que son esprit a créé…

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Les expressions, les mots et les noms employés par Harold Pinter ne sont pas fortuits.

Ashes to Ashes vient de ce verset de la Genèse où le Créateur dit à un Adam coupable : « C’est à la sueur de ton visage que tu gagneras ton pain, jusqu’à ce que tu retournes à la terre dont tu proviens ; car tu es poussière, et à la poussière tu retourneras. »

Guide se traduit en allemand par Führer…

Rebecca, femme d’Isaac, devait donner naissance à des jumeaux, Esaü et Jacob, qui, en son sein, s’étaient battus…

Il y a donc des références talmudiques et datées dans ce texte, mais cela ne restreint pas pour autant sa portée universelle. Il est, comme dit plus haut, un long poème en prose, à deux voix, où l’inhumanité de l’homme pour l’homme, la barbarie dont il peut se rendre coupable, peuvent hanter ceux qui n’en ont pourtant pas subi directement les effets atroces.

Dispersion_presse-dunnara-meas-cbCarole Bouquet est l’incarnation même de ceux, ou de celles, qui sont ainsi tourmentés et qui imaginent très bien les atrocités commises ici ou là. Les cheveux noués en chignon dégagent sa nuque et lui font un port altier. Sa voix, par moment sépulcrale, qu’un écho renforce alors, l’éloigne du commun des mortels. Elle n’est pas folle, elle souffre. Et, de temps en temps, elle sourit d’un sourire qui illumine sa beauté hiératique.

Gérard Desarthe est l’incarnation même de ceux qui sont sans imagination. Quand Rebecca ose suggérer que Dieu puisse s’enfoncer dans les sables mouvants, il ne voit qu’une chose, les dieux du stade qui déserteraient les gradins lors d’une finale Angleterre-Brésil à Wembley (où Dieu était-il ?). Il est un homme ordinaire, à la voix familière, au corps rond, accomplissant des gestes de tous les jours, comme celui de se verser à boire ou de déposer un baiser sur le front de Rebecca.

Une fois la pièce terminée, la salle vide de spectateurs sur laquelle je jette un coup d’œil par la porte qui donne dans la rue du Cheval Blanc, je me retourne et aperçois Carole Bouquet qui s’éloigne dans cette rue, cheveux dénoués, longs et raides dans la petite brise du soir. Elle est rayonnante d’une beauté bien vivante, qu’elle dissimule en vain derrière des lunettes… Elle est retournée dans la vraie vie, tandis que je reste étourdi par les émotions qui m’ont assailli…

  • Dispersion de Harold Pinter, au Théâtre de Poche de Genève jusqu’au 7 juin 2015.


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