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En Ethiopie, le développement rural peut conduire en prison

Plongée dans des prisons d’Afrique (4/7). Contraints d’acheter l’engrais à crédit, les petits paysans subissent aussi un système répressif.

Par Sabine Planel

Publié le 08 février 2017 à 12h06, modifié le 16 février 2017 à 16h44

Temps de Lecture 5 min.

Des bergers éthiopiens, dans le nord du pays.

En Ethiopie, la prison révèle des usages surprenants. L’emprisonnement y est utilisé à des fins « développementales », pour reprendre la terminologie du parti au pouvoir, le Front démocratique révolutionnaire (EPRDF). Pour les autorités publiques, il doit permettre d’améliorer la capacité de remboursement de paysans endettés auprès du ministère de l’agriculture. En effet, les fermiers achètent, souvent à crédit, de l’engrais dans le cadre des programmes d’Etat de modernisation agricole. Pour les paysans, ce système perpétue sous des formes renouvelées les pratiques autoritaires des fonctionnaires.

Mana est un paysan wolayta du Sud de l’Ethiopie. Il exploite une terre d’environ 2 000 m2, sur laquelle il cultive principalement des céréales et des légumineuses destinées à une consommation familiale. Avec une seule tête de bétail et un terrain trop petit, il peine à nourrir une famille de cinq enfants.

La « dette de l’engrais »

En situation d’insécurité alimentaire chronique, il ne compte pourtant pas parmi les plus vulnérables de ses voisins, lesquels représentent environ un tiers de la population rurale. Mais Mana souffre comme eux d’un problème grandissant dans l’Ethiopie rurale : la « dette de l’engrais », qui individuellement ne dépasse pas la centaine d’euros, mais concerne des millions de paysans. Cet endettement grève leur budget, contraint leur gestion agricole, et révèle le visage autoritaire et coercitif du pouvoir en place. Pour les plus pauvres et les plus vulnérables de ces petits agriculteurs, l’achat d’engrais à crédit se pratique sous la contrainte.

Et le remboursement de la dette est compliqué. Mana en a fait l’amère expérience. En 2013, il a acheté à crédit un quintal d’engrais à la coopérative agricole, qu’il a remboursé après les grandes récoltes de septembre – en un seul versement, signe d’une relative prospérité. Il pensait avoir soldé sa dette, mais les agents de développement lui ont alors demandé de rembourser davantage, arguant du fait qu’il avait commandé deux quintaux et non un seul. Ils ont produit, devant témoins, un document qu’il n’avait pas signé, mais que d’autres avaient certifié en son nom.

Se refusant à payer, Mana a été emmené par la milice armée de la commune au poste de police. Il est resté pendant trois semaines dans la prison communale, sans procès ni décision administrative formelle. En dépit de ses tentatives pour plaider son innocence et blâmer ses geôliers, il a dû vendre un veau pour rembourser le reste du crédit et sortir de prison.

Depuis, il ne participe plus à ces programmes de vulgarisation agricole et parvient à résister aux sollicitations des agents de développement, à la différence de nombreux de ses voisins. Afin d’échapper au crédit, il achète comptant de l’engrais en toutes petites quantités sur le marché noir et le ramène chez lui à la nuit tombée afin de ne pas se faire arrêter pour contrebande. Ses récoltes sont certes médiocres, mais il se sent plus libre.

Saisie de biens et humiliations

Il n’existe pas à proprement parler de prison dans les campagnes éthiopiennes, où l’ostracisme et la relégation restent des peines plus utilisées que l’enfermement. Les établissements pénitenciers modernes sont l’apanage des grandes villes, comme Soddo ou Addis-Abeba, la capitale du pays. Des enclos rudimentaires souvent attenants au poste de police, constituaient les lieux de détention pour des durées généralement brèves mais pouvant s’étendre à plusieurs semaines. Désormais, ils sont réservés au bétail confisqué aux paysans. Ces derniers sont maintenant placés en garde à vue dans les postes de police.

Dans le nord du pays, ce sont les bureaux de l’administration locale qui servent de cellules. Les cultivateurs y sont enfermés pour quelques heures, voire quelques jours. Ils y entrent plutôt de nuit, souvent terrorisés. Ici, on les enferme non pas pour accélérer le remboursement d’une éventuelle dette, mais pour les contraindre à acheter leur part d’engrais.

Depuis peu, les paysans endettés et les acheteurs de fertilisants en contrebande ne sont plus détenus dans la prison de Soddo. Désormais les juges recourent avec parcimonie aux emprisonnements. Il s’agit moins de punir des paysans insolvables que de servir d’exemple pour le reste de la communauté.

Un fermier dans la région d’Oromia, en Ethiopie.

La très grande majorité de fermiers, si elleéchappe à l’enfermement, est soumise à une saisie des biens rigoureuse et supervisée par les organismes régionaux de microfinance très politisés. Pressé par les instances administratives supérieures de rembourser l’achat des milliers de tonnes d’engrais opéré par les organisations locales, un responsable financier d’un district wolayta exprime ainsi le niveau de contrainte qui pèse sur les fonctionnaires locaux et, a fortiori, sur les agriculteurs : « Maintenant, il faut que les paysans paient. C’est eux ou nous. »

Pris dans un engrenage

Ainsi « sollicitées », les autorités locales (police, milice, agents de vulgarisation agricole, coopératives, représentants du gouvernement local, organismes de microfinance et notables locaux) mettent en œuvre des mesures de plus en plus contraignantes et de plus en plus vexatoires. « Les gens du qébelé (« commune ») et du wereda (« district ») nous forcent à payer. Ils prennent notre bétail et si nous n’avons vraiment rien, ils nous emprisonnent », affirme un voisin de Mana. Et de perpétuer ainsi ces pratiques officiellement révolues.

Quand un paysan cesse ses versements partiels, quand il ne répond pas aux relances et convocations des autorités locales, à leurs menaces de saisie de terre, il cède alors souvent à la pression des notables locaux désignés pour lui servir de garants. Il n’a alors souvent pas d’autre choix que de vendre son bétail qui sera de toute façon saisi par la milice s’il s’y refuse, moyennant des frais supplémentaires de gardiennage.

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Si, enfin, le fermier n’a pas de bétail, ce qui arrive régulièrement, alors l’ensemble de ses biens sera confisqué, quelle qu’en soit la valeur marchande. C’est particulièrement le cas de l’enset, une plante emblématique des systèmes agricoles méridionaux destinée aux périodes de disette, dotée d’une forte valeur identitaire, mais d’une très faible valeur marchande. Les paysans interprètent sa saisie comme une attaque spécifiquement dirigée contre le peuple wolayta. Une humiliation.

Dépendants des aides de l’Etat, les petits paysans se retrouvent pris dans les filets d’un système répressif dont les sanctions rythment leur quotidien. Difficile alors de se plaindre publiquement.

Sabine Planel, chercheuse à l’Institut des mondes africains (Imaf) et à l’Institut de recherche pour le développement (IRD).

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