Irak

A Kirkouk, Kurdes et Arabes à couteaux tirés

Des centaines de familles arabes ont été expulsées de la ville irakienne, contrôlée par des forces kurdes, depuis la reprise du territoire à l’Etat islamique. Le conflit a brisé la concorde qui régnait avant.
par Oriane Verdier, envoyée spéciale à Kirkouk
publié le 16 décembre 2016 à 19h06

Dans le bazar central de Kirkouk, les familles jouent des coudes autour des étalages de fruits et vêtements. Fondu dans le décor de cette scène de vie ordinaire, un immeuble criblé de balles, dont certains pans de mur se sont effondrés. «C'est l'un des bâtiments qu'avaient investis les jihadistes lorsqu'ils avaient attaqué la ville», explique un commerçant. Le 21 octobre, des dizaines d'hommes de l'Etat islamique (EI) pénétraient dans le centre-ville, aidés par des cellules dormantes à l'intérieur de cette ville du nord de l'Irak. Les combats de rue ont duré plusieurs jours, faisant des dizaines de morts et plus d'une centaine de blessés. Depuis, la vie semble avoir repris. Commerçants et clients affirment à l'unisson que «rien n'a changé» et que les habitants arabes, kurdes et turkmènes vivent toujours en harmonie. Dans les jours suivant cette attaque, les autorités du Kurdistan irakien, qui contrôlent la ville, ont pourtant expulsé du territoire des centaines de familles arabes.

Conseil tribal. Ces actions ont rapidement été condamnées par Amnesty International. Une fois à l'abri des oreilles indiscrètes, un policier irakien confie : «En réalité, les gens ont peur de vous parler de ce qu'il se passe vraiment. Ils ont peur pour leur propre sécurité ou bien de perdre leur travail. Mais la situation entre Arabes et Kurdes a empiré.» Dans une maison du centre-ville se trouve le conseil tribal de la ville. Il rassemble les dirigeants des différentes tribus de Kirkouk : turkmènes, arabes et kurdes. Prévenus de notre arrivée, tous se sont réunis, assis côte à côte sur de gros canapés. Ils sont une trentaine, chacun a revêtu un costume traditionnel différent. Le vice-président de cette assemblée, Osman Zangana, porte, lui, un turban bleu et vert enroulé sur le crâne et un grand pantalon bouffant tenu par un foulard fleuri à la taille. Il est kurde et défend ses voisins arabes accusés d'avoir aidé l'EI : «Quand Daech est entré dans la ville lors de la dernière attaque, ce qu'ont fait les Arabes pour les expulser, les Kurdes n'auraient pas pu le faire, affirme le vieil homme. Nous avons tous pris les armes ensemble.» Selon Osman, ce sont d'ailleurs les tribus qui maintiennent la sécurité de la ville et non les autorités. «Les politiciens ne s'intéressent qu'à leurs propres intérêts !» déplore-t-il. Tous ces chefs partageant thé ou café arabe évoquent la richesse culturelle de la ville de Kirkouk.

Mais à quelques pâtés de maisons, dans une salle municipale où les familles des victimes de l'attaque de l'EI sont réunies pour une cérémonie de deuil, l'ambiance est tout autre. Sous la colère et le chagrin, les langues se délient. «Nous nous entre-tuons les uns les autres ici, s'exclame un vieil homme kurde. Il n'y a plus de confiance entre les différentes communautés parce qu'il n'y a plus d'ordre, plus personne pour gérer cette ville.» Son voisin, en habit kurde lui aussi, enchaîne : «Moi, je trouve ça normal que les autorités aient expulsé des familles arabes. Certaines familles ont des proches chez Daech et puis maintenant il y a trop d'habitants à Kirkouk. Il n'y a même pas suffisamment d'électricité pour tout le monde. Nous, les Kurdes, nous sommes pauvres et c'est nous qui devons travailler.»

Face à ce genre de déclaration, Mohamed ne sait trop quoi répondre. Il est arabe de Kirkouk et accompagne sa sœur veuve - son mari, policier, est mort dans l'attaque. «Qu'est-ce que je peux répondre… Nous avons tous un cerveau, c'est à nous de savoir faire la différence. Dans toutes les communautés, il y a des bons et des mauvais», nous explique le jeune homme dans un kurde parfait. Comme la majorité des habitants de Kirkouk, il parle trois langues : kurde, arabe et turkmène. «En vérité, la situation aujourd'hui est une catastrophe, souffle Mohamed. Quel est le péché des Arabes alors que nous aussi nous sommes victimes de Daech ? Quand je suis allé à l'hôpital le jour de l'attaque, j'ai vu des Turkmènes et des morts qui portaient le costume kurde. Mais j'ai aussi vu des Arabes. Tout le monde a été touché !»

Amertume. Au milieu des familles en deuil, Hiwa Hisamaddin, journaliste local, est venu pour couvrir la cérémonie. Il est né à Kirkouk il y a trente-cinq ans, d'une mère arabe et d'un père kurde. Il nous raconte avec amertume l'évolution de sa ville. «S'il restait encore un peu de convivialité à Kirkouk, la dernière attaque de l'organisation Etat islamique dans la ville il y a un mois a fini de la briser. Les jihadistes venaient de l'extérieur mais ils ont été aidés par des habitants de notre ville. Maintenant il n'y a plus de confiance entre les communautés. Les Kurdes ont le pouvoir ici. Imaginons que vous êtes arabe et que moi, je suis kurde. Je peux vous harceler car je sais que vous êtes dans une position difficile. Je peux même vous virer et les autorités ne me diront rien. J'ai le pouvoir et serai soutenu par ma tribu.»

La présence de l’Etat islamique n’est qu’une conséquence de plusieurs années de conflit sur ces territoires disputés entre le gouvernement national irakien et le gouvernement régional du Kurdistan. La ville de Kirkouk possède 10 % des ressources pétrolières d’Irak. Pour tenter de stabiliser la situation, le gouverneur de la région a annoncé vouloir faire de Kirkouk une région semi-indépendante. Une solution que pourrait également adopter la province voisine de Mossoul, une fois entièrement libérée.

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