Les Doms, gitans méconnus et réfugiés syriens invisibles

Les Doms, gitans méconnus et réfugiés syriens invisibles

Parmi les réfugiés de la guerre en Syrie, les Doms, communauté mal connue, sont particulièrement vulnérables car isolés. Victimes de discrimination, ils subissent un sort proche de celui des Roms.

Par YOHAV OREMIATZKI
· Publié le · Mis à jour le
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Posez la question en France : qui sont les Doms ? Silence dans la salle. Essayez en Turquie ; la réponse ne va pas de soi non plus.

Rüya (le prénom a été changé) travaille dans une association humanitaire à Hatay, province turque limitrophe de la Syrie où affluent de nombreux réfugiés, Doms y compris. Habituée aux minorités, cette originaire d’Istanbul n’a pourtant pas su reconnaître ces derniers au premier regard :

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« A Istanbul, il y a un nombre impressionnant de mendiants. Parfois, on les voit agiter un passeport syrien. D’autres brandissent une pancarte avec l’inscription : “Aidez-moi, j’ai fui la guerre en Syrie.” J’ai d’abord cru qu’ils parlaient une sorte de kurde différent de ce que je connaissais. Avant de réaliser qu’ils parlaient le domari et faisaient partie du peuple dom, le groupe le plus vulnérable parmi les réfugiés syriens. On les considère comme des gitans. Ils sont donc partout, et pourtant invisibles. »
Un village dom, entre Antep et Urfa, en Anatolie
Un village dom, entre Antep et Urfa, en Anatolie - Kemal Vural Tarlan

L’an passé, un article de Voice of America rapportait que le nombre de Syriens doms parlant le domari était estimé à 37 000. Certains journaux en comptaient le double.

Le documentariste et photographe Kemal Vural Tarlan, qui milite pour la reconnaissance des « minorités invisibles », est un des rares référents en Turquie sur le sujet. Rue89 l’a contacté par e-mail. Il explique :

« Dans tout le Moyen-Orient, il y a plus de cinq millions de gitans, si l’on compte les Zott en Iran, les Ghorbat en Irak, etc. La Syrie a la population dom la plus importante de tout le Moyen-Orient. Malheureusement, on n’arrive pas à les recenser car beaucoup n’ont pas de papiers d’identité. »

L’historien spécialiste de la Syrie et ancien directeur de recherche au CNRS Jean-Paul Pascual invite quant à lui à prendre tous les chiffres sur les Doms avec précaution, en l’absence de sources fiables. Mais il ne contredit pas Vural Tarlan :

« La Syrie étant le pays de la région le plus peuplé, il est probable que le nombre de Doms y soit le plus élevé. »

Des communautés doms, de confession musulmane, sont installées un peu partout, du Moyen-Orient à l’Asie centrale. En dehors de la Syrie, on les rencontre au Liban, en Turquie, en Jordanie, en Israël et dans les territoires palestiniens. Mais aussi à Chypre, au Kurdistan irakien, en Iran, en Ouzbékistan et en Afghanistan.

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Les réfugiés les plus vulnérables

A Urfa. Ce jeune homme a perdu une jambe dans la guerre en Syrie
A Urfa. Ce jeune homme a perdu une jambe dans la guerre en Syrie - Kemal Vural Tarlan

Après plus de trois ans de guerre civile en Syrie, on compte plusieurs millions de réfugiés à l’étranger, dont un million rien qu’en Turquie, autant au Liban et près de 600 000 en Jordanie.

Des données officielles ont d’abord recensé 10 000 réfugiés doms à Urfa, en Anatolie, au début de la guerre. Mais selon Kemal Vural Tarlan, qui documente la vie des Doms dans cette région du sud-est de la Turquie, ils sont maintenant plus de 30 000, éparpillés dans tout le pays :

« Les pays voisins de la Syrie n’ont jamais voulu de réfugiés gitans. Donc, au départ, dans les camps, les Doms ont caché leur identité pour ne pas être exclus par les Arabes ou les Kurdes. Mais en tant qu’“esprits libres du monde”, ils ne se laissent pas enfermer. Alors, très vite, ils ont cherché refuge là où leurs familles en avaient trouvé un avant eux : au Liban, en Turquie, en Jordanie. »
Trois s?urs doms
Trois sœurs doms - Kemal Vural Tarlan

Quand la guerre s’éternise, les hôtes ne peuvent plus subvenir aux besoins des nouveaux arrivants. Les réfugiés doms doivent alors quitter leurs proches et errer à nouveau. Très peu politisés, ils survivent toujours entre les fronts.

L’anthropologue français Marc Bordigoni, auteur de « Gitans, Tsiganes, Roms... Idées reçues sur le monde du voyage » à coutume de rappeler qu’« être condamné à l’errance n’est pas du nomadisme ». Beaucoup de communautés doms sont néanmoins toujours nomades ou semi-nomades. Connues sous les noms de Dom, Dummi, Nawar, Kurbat ou Zott, elles parlent le domari (leur langue propre – voir encadré), le kurde lorsqu’elles vivent en pays kurde, voire l’arabe et le turc, mélangés à des mots qui leur sont propres.

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« Les esprits libres du monde : les Gitans nomades »

Les Doms et les Roms en miroir

En 2011, à l’occasion d’une étude [PDF] sur les discriminations des Doms au Liban, L’ONG Terres des Hommes a recensé 3 112 personnes appartenant à ce groupe ethnique dans les zones où elle est présente : Beyrouth et Sud-Liban. Parmi ces personnes, 72% avaient la nationalité libanaise.

Une mre de famille dom, entre Antep et Urfa, Turquie
Une mère de famille dom, entre Antep et Urfa, Turquie - Kemal Vural Tarlan

Catherine Hallé, responsable de programme Moyen-Orient et Afrique du Nord pour TDH, dresse une liste des stéréotypes sur les Doms ressemblant trait pour trait à ceux prêtés aux Roms :

« Bien qu’ils aient pour la plupart la nationalité, ils ne sont pas considérés comme libanais. C’est un groupe social vu comme inférieur. On leur prête donc des attitudes déviantes. Les hommes sont considérés comme des fainéants qui profitent du travail des femmes qui, elles, sont vues comme passives et sans honte. »

En Turquie, Selin Önen, professeure assistante en sociologie à l’université Beykent d’Istanbul, a publié en juillet 2013 un article comparant les droits des communautés roms et doms en Turquie. L’étude met en miroir des témoignages de Doms vivant à Diyarbak?r, ville du sud-est du pays, et de Roms vivant à Edirne, ville plus petite, limitrophe de la Bulgarie et de la Grèce.

La sociologue en tire plusieurs conclusions :

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« La communauté gitane ne bénéficie pas d’une égalité en termes de droits citoyens (civils, sociaux, politiques et culturels). L’ethnicité est une barrière commune pour les Roms et les Doms […]. Mais la population rom a des relations plus étroites avec l’Etat et l’espace transnational. »
Une jeune fille dom dans un village entre Antep et Urfa, Turquie
Une jeune fille dom dans un village entre Antep et Urfa, Turquie - Kemal Vural Tarlan

Si la communauté dom a des droits « plus limités que la communauté rom » à Diyarbak?r, c’est qu’elle vit au contact des Kurdes, minorité non officiellement reconnue depuis le traité de Lausanne de 1923.

Dans les années 90, la communauté dom de Diyarbak?r a été forcée à se sédentariser, mais elle continue à migrer pendant la saison des vendanges. « Des gardes du village travaillant pour les forces de sécurité ont interdit les déplacements nomades au cas où ils soutiendraient des militants du PKK » (Parti des travailleurs du Kurdistan), apprend Selin Önen.

La plupart des Doms parlent le kurde dans la région. Ils font donc ce qu’ils peuvent pour se faire passer pour des Kurdes, réflexe de survie. Mais parfois, leur accent ou leurs vêtements traditionnels les trahissent. Catherine Hallé poursuit :

« Les Doms ont peu accès à l’éducation, donc ils ont des métiers manuels peu qualifiés. Ils sont vendeurs de rue ou font des travaux dans les champs. Les enfants contribuent à la survie des familles par le travail, mais cela peut aussi peut mener à la mendicité. On a de nombreux mariages précoces et de grossesses non désirées. Nous n’avons pas de données sur les réfugiés syriens, mais nous supposons qu’ils refusent de s’identifier comme Doms, afin de recevoir des aides et de ne pas souffrir des mêmes discriminations que les Doms du Liban. »
Derrire les sourires des filles, la pauvret
Derrière les sourires des filles, la pauvreté - Kemal Vural Tarlan

Selin Önen va plus loin dans son article :

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« Les Doms dissimulent leur identité même lorsqu’ils font des jobs à petits salaires. Ils disent que lorsque leur identité est révélée, on les renvoie. […] “La moitié de Diyarbak?r est au chômage” témoigne Hamdi, Dom de 41 ans. “Même les Kurdes ne trouvent pas de boulot. Comment pourrait-on en trouver ?” »

D’un côté, les Doms sont complètement privés de participation à la vie publique. Soit ils se rendent invisibles, soit personne ne veut les voir. De l’autre, quand ils ont la possibilité d’aller à l’école, le système patriarcal plus marqué que chez les Roms interdit aux filles de poursuivre leurs études après l’âge de 10 ans.

La situation des Doms n’est pas meilleure en Jordanie où leur nombre est compris entre 25 000 et 50 000. Certains universitaires considèrent qu’ils sont le groupe « le plus marginalisé » du pays, alors qu’ils sont arrivés avant l’époque des rois.

A Birecik, prs du fleuve Euphrate, en Anatolie du sud-est
A Birecik, près du fleuve Euphrate, en Anatolie du sud-est - Kemal Vural Tarlan

Haine du nomadisme

Les Doms ne sont pas seulement isolés en tant que réfugiés. Certaines tribus syriennes ayant les mêmes racines, comme les Qurbat, ne connaissent même pas le mot « dom ».

Jean-Paul Pascual explique la nuance :

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« Au sein de la même communauté, il y a différents groupes. C’est une question de descendance. Chacun remonte à un ancêtre différent. »

kemal Vural Tarlan précise :

« Les Qurbat sont considérés comme des gitans au Kurdistan. La plupart des gitans sont connus pour être des musiciens et des diseuses de bonne aventure, mais eux sont plutôt artisans ou dentistes non reconnus et ne sont pas nomades. Présents depuis des siècles en Syrie, ils se sont intégrés à la population. »

A Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), au nord de Paris, 34 familles de réfugiés syriens ont passé une bonne partie du mois d’avril entre le parc Edouard Vaillant et le parking d’un Formule 1 bordant le périph’. Depuis le 22 avril, le préfet a accordé qu’ils soient progressivement conduits en province pour que leur situation soit examinée.

Michel Morzière, responsable de l’association Revivre, croit savoir qu’une majorité d’entre eux font partie de la communauté dom – son amalgame est révélateur de la confusion qui caractérise tout discours sur les Doms. Mais il ajoute :

« On n’a pas communiqué là-dessus. Avec tout ce qui s’est dit sur les Roms, on ne voulait pas d’abcès de fixation en Seine-Saint-Denis. »
Des familles de rfugis syriens dans un parking  Saint-Ouen, 30 avril 2014
Des familles de réfugiés syriens dans un parking à Saint-Ouen, 30 avril 2014 - Yohav Oremiatzki/Rue89

Sur place, le 30 avril, les camions défilent. Les femmes sont assises. Debout, les hommes discutent entre eux au milieu des éclats de voix des enfants. On retrouve Mohamad Taha, coordinateur humanitaire pour Revivre. L’ancien étudiant à Nanterre et archéologue syrien est réfugié politique en France depuis 2005. Il s’occupe des présentations et, quand c’est nécessaire, de la traduction avec deux hommes d’une cinquantaine d’années, de la tribu qurbat – comme la majorité des 179 réfugiés pris en charge par l’association.

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Le premier, père de famille originaire de Homs, plutôt élégant dans son costume noir, insiste pour qu’on fasse le distinguo entre Doms et Qurbat. Dans un français rudimentaire, il montre deux passeports, un récent et un ancien, couverts de visas, pour prouver que sa profession de commerçant international le distingue des gitans, des « nawar », « qui ne sont pas forcément syriens » :

« Les Syriens ne se marient pas avec les gens du voyage. Les nawar n’ont pas de maison. Ils vivent de la danse. Moi, j’ai payé 10 000 euros pour arriver en France. J’ai passé les trois dernières années au Liban, en Egypte, en Algérie. Ici, il y a des gens qui étaient riches en Syrie avant la guerre. Les nawar ne peuvent pas venir en France parce qu’ils n’ont pas d’argent. »

Mohamad Taha admet que les Doms ont eu mauvaise réputation en Syrie, mais dans ses souvenirs, aucune trace de discrimination.

Mohamad Taha, coordinateur humanitaire à l’association Revivre

« Nawar » est en fait le mot qui sert communément à désigner les Doms en arabe. Dérivé du mot « feu », en référence à leur activité traditionnelle de forgerons, il s’est ensuite coloré de connotations péjoratives pour dire « non éduqué, non civilisé ». Jean-Paul Pascual reprend :

« “Nawar” est le terme générique sous lequel sont connus les gitans. Cela veut dire tout ce qu’on veut : bon à rien, voleur, tricheur... c’est presque l’insulte suprême. On les accuse de tous les maux, comme en France. Au Moyen-Orient, on les ignore, on les manipule, mais il n’y a pas de persécution. De plus, les sédentaires sont pratiquement intégrés à la population. Ils se font le plus neutre et le plus invisible possible. »

Les légendes sont tenaces – comme celle rapportée par le site La Société domari de Gitans à Jérusalem. Une sombre histoire de fratricide pour s’accaparer la couronne, antérieure à la période islamique en Syrie. Et finalement, un décret contre les tribus :

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« Elles devront toujours errer à l’état sauvage, pendant les heures les plus chaudes du jour, monter seulement des ânes et ne vivre que du chant et de la danse. »

On retrouve dans ce passage l’opposition immémoriale entre d’un côté, la civilisation, la cité et une vie installée, et de l’autre, la nature, le mouvement, et la vie « sauvage ». Cet antagonisme, pilier de la pensée occidentale, est magistralement décrit dans le livre « Wild : An Elemental Journey » (« Sauvage : une expédition dans les éléments »), de l’auteure britannique Jay Griffiths :

« Les riches propriétaires européens – hétérosexuels, chrétiens et adultes – ont longtemps stigmatisé l’Autre : les pauvres, les races non-européennes, la femmes, les homosexuels, les gitans, les juifs, les chasseurs-cueilleurs, ceux qu’on disait fous, les enfants. A travers ces strates du pouvoir (le sexe, la classe sociale, la race, la religion, l’orientation sexuelle, la norme mentale), il y a un facteur commun : la haine du nomadisme. » […] Les nazis ont tué plus de 500 000 gitans [entre 125 000 et 200 000 Tsiganes, selon l’historien français Tal Bruttmann, ndlr], mais ont traité avec indulgence ceux qui pouvaient prouver qu’ils avaient vécu de façon sédentaire pendant deux ans. » (chapitre « Wild Fire »)

Jean-Paul Pascual se rappelle d’un vieux souvenir : une balade, dans le sud de la Syrie avec un ami, habitant du pays. Il lui expliquait qu’après la moisson, les « nawar » avaient le droit de glaner les restes. Mais, en désignant certaines plantes ou certains fruits, il établissait aussi une séparation culturelle et sociale entre eux-mêmes et les autres : « Ça, nous on mange, mais ça non, c’est les nawar ».

Une petite fille dom dans un village prs d'Antep, Turquie
Une petite fille dom dans un village près d’Antep, Turquie - Kemal Vural Tarlan

 

Le domari : l’une des trois « langues gitanes »

Dans les premiers textes sanscrits, les « doms » sont un groupe de tribus très répandues et connus comme forgerons et musiciens.

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Le domari étant une langue de tradition orale, on peut seulement estimer que les Doms ont quitté le sous-continent indien avant d'autres groupes de gitans (roms et loms) par vagues migratoires successives, entre les IIIe et Xe siècles. Au Xe siècle, tous les gitans avaient émigré en Iran.

Selon le site Domari : The Society of Gipsies in Jerusalem, le domari est considéré « comme une des trois langues gitanes avec le romani et le lomavren », parlé par les Tsiganes arméniens. C'est pourquoi, elle est souvent qualifiée de « romani du Moyen-Orient ». 

Il n'y a en fait pas de consensus universitaires sur l'origine supposée commune de ces langues. Les premières études avaient considéré qu'elles étaient issues du protoromani. Mais de nombreux sites internet rapportent que les études plus récentes font du domari une langue distincte des deux autres.

Largement influencé par l'arabe et les langues des groupes ethniques avec lesquels les Doms sont en contact dans la multitude de pays hôtes, le domari est parlé de l'Azerbaïdjan à l'Afrique du Nord, en passant par l'Iran (environ un million de locuteurs de ses différents dialectes) ou le Soudan.

Diaporama de Voice of America sur les Doms syriens

 

YOHAV OREMIATZKI
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