La dernière campagne électorale a donné lieu (et continue de donner lieu) à une pratique qui n'a rien de nouveau mais n'a rien perdu de son caractère exaspérant et indéfendable: celle consistant à isoler une citation hors de son contexte, en la reprenant sans connaître ce dernier pour l'appliquer sans se poser de questions à notre actualité et lui faire dire tout ce qu'on veut, c'est-à-dire, à peu près tout et n'importe quoi. J'ai déjà donné un exemple de ce procédé dans un thread consacré à une citation d'Hannah Arendt sur le moindre mal, mais les occurrences sont multiples: Sartre, Tocqueville, et, maintenant, Orwell.
Voici la citation qui a retenu mon attention aujourd'hui. Et voici pourquoi, là encore, selon moi, cette manière de citer n'a rien à envier aux méthodes de propagande les plus primaires.
Pour un texte comme L'Hommage à la Catalogne, écrit à chaud, au cœur d'une actualité politique mouvementée et violente, la contextualisation devrait être une condition sine qua non de toute lecture et de toute reprise. "Intemporel", dit cette insoumise... Eh bien, justement, non: c'est un texte ancré dans une époque, qu'il faut connaître et dont il faut tenir compte si l'on veut comprendre la citation. Encore faut-il vouloir la comprendre et non simplement l'exploiter.
Mais avant d'en venir aux questions de datation, il convient de relever un premier mensonge: non, cette citation ne provient pas d'Hommage à la Catalogne. Elle est tirée d'une lettre d'Orwell datée de septembre 1937 à Geoffrey Gorer, à qui il a fait lire son livre avant sa publication. Certes, ce qu'Orwell dit dans sa lettre s'inscrit dans la lignée des thèses exposées dans Hommage à la Catalogne. Il n'empêche que vérifier ses sources est la moindre des choses.
Pour continuer sur cette lancée, évoquons un deuxième mensonge qui repose sur la traduction de la seconde phrase de la citation. Vous me direz, la personne qui l'a postée l'a reprise telle quelle, elle n'est pas responsable des choix discutables du traducteur. Peut-être. Mais dès lors qu'elle cite sans aller lire au préalable le texte dont la citation est extraite (ce qui lui aurait, en outre, évité de se tromper de texte...), elle devient responsable de l'ambiguïté qu'elle n'a certes pas créée mais qu'elle contribue à maintenir. Dans la version originale, à aucun moment Orwell n'utilise une tournure équivalant au français "libéral": "Fascism after all is only a development of capitalism, and the mildest democracy, so-called, is liable to turn into Fascism when the pinch comes". "Mildest", c'est-à-dire "la plus douce", rien à voir avec le libéralisme, donc, or l'adjectif, en français, est polysémique. Et il ne manquera pas de renvoyer, dans les esprits, lorsqu'on l'accole à "démocratie", à la doctrine politique. Alors pourquoi ce choix de traduction est-il problématique à mes yeux, mais du pain béni aux yeux de celui qui se réclame d'Orwell pour critiquer la situation politique française? Cela me semble évident: parce qu'il crée une confusion entre le capitalisme, effectivement mis en cause dans la citation, et le libéralisme, qui est un phénomène autrement plus complexe et irréductible au capitalisme. Dans ce passage, Orwell soutient que le fascisme est un danger menaçant toute démocratie incapable de se remettre en question et de repérer ses propres contradictions, et cela, l'histoire l'a prouvé. Mais à aucun moment il n'en rend responsable "le libéralisme": ça, c'est ce que certains essayent de lui faire dire. Quant à savoir ce qu'on entend exactement par "libéralisme", et si le libéralisme classique de l'Angleterre d'avant 1945, qui constitue le référentiel d'Orwell, est l'équivalent du nôtre, comme si ce courant politique, économique et idéologique, n'avait pas évolué depuis 1937, je n'ai pas l'impression que la clarté et la rigueur historique soient leur préoccupation première. Sans parler des différences fondamentales d'acceptions qui existent entre l'anglais "liberal" et le français "libéral"! Bref...
J'enchaîne sur un troisième mensonge: dans sa lettre à Gorer, comme dans son Hommage à la Catalogne, Orwell s'en prend effectivement au capitalisme. Il n'a pas de mots assez durs, dans son œuvre, pour ce système économique qui produit et maintient des inégalités. Mais, là encore, quelques précisions s'imposent, dont les Lucky Luke de la citation ne s'encombrent jamais. Au premier chef, celle-ci: dans cette lettre, la critique du capitalisme est opérée par Orwell d'une manière très spécifique, en tant que ce dernier est indissociable, à ses yeux, de l'impérialisme:
Ainsi, replacée en contexte, la citation prend un tout autre sens: si Orwell compare la démocratie britannique au fascisme, c'est en raison de la façon dont la Grande-Bretagne se comporte en Inde. L'impérialisme est thématisé comme un point de rencontre entre certaines démocraties dévoyées et les régimes fascistes, et c'est en tant qu'il est impérialiste que le "gouvernement capitaliste" est ici accusé de pratiquer un fascisme qui ne dit pas son nom tout en prétendant lutter contre celui de l'étranger. Pourquoi me semble-t-il indispensable de le rappeler? Well, I don't know... Peut-être parce que, plusieurs décennies après les décolonisations, la moindre des choses serait de s'interroger sur l'évolution de ces fameuses démocraties libérales que beaucoup s'accordent à conspuer comme l'incarnation du mal et que peu prennent le temps d'étudier sérieusement, comme des réalités historiques complexes, qui divergent d'un pays à l'autre et ne peuvent, en 2017, être identiques à ce qu'elles étaient quatre-vingt ans plus tôt. J'y reviendrai.
Quatrième et dernier mensonge, toujours lié à la situation historique: nous sommes en 1936-1937, dans un contexte très tendu en Espagne, et Orwell a pris part au POUM (Partido Obrero de Unification Marxista), non par adhésion idéologique, mais pour lutter contre Franco. Là encore, il suffit de reprendre le passage qui précède immédiatement celui que je viens de citer pour se convaincre de la supercherie:
Autrement dit: le fascisme n'est pas le pur produit des démocraties libérales en tant que telles, mais celui de tout régime, même démocratique, capitaliste ou socialiste, qui, précisément, renonce aux valeurs libérales ou trahit ses propres principes au profit d'une idéologie d'asservissement: l'impérialisme et le fascisme. Et non seulement le libéralisme n'est pas pointé du doigt par Orwell comme "LA cause" du fascisme, n'en déplaise aux idéologues impénitents, mais il explique même que le capitalisme n'en est pas l'unique cause: en fait, même un régime anticapitalisme, comme le régime soviétique, peut tout aussi bien y conduire ou y contribuer. Vision des choses autrement plus subtile et complexe que la causalité univoque "libéralisme fascisme" ou même "capitalisme fascisme", qui ne cesse de se diffuser sur les réseaux sociaux, tant décréter des équivalences semble être la façon la plus efficace de ne pas trop s'interroger sur les phénomènes inclus dans l'équation. Loin d'être une caution pour ce genre de simplifications, la lecture d'Orwell constitue, au contraire, un antidote, tant il sait éviter le double écueil de l'idéalisme et de la diabolisation pour mettre au jour la pluralité des acteurs et des causes politiques, sociaux, économiques et idéologiques permettant d'expliquer l'avènement d'un phénomène comme le fascisme.
J'ai dit que je reviendrais sur l'importance de contextualiser la critique qu'Orwell opère du capitalisme. Non pas pour la minimiser – bien au contraire: elle est sans appel –, mais afin de montrer trois choses: 1) il dénonce un système qui n'est plus exactement le nôtre, qui a évolué, et aucune critique sérieuse du capitalisme ne peut être faite sans tenir compte de ces changements; 2) la critique orwellienne du capitalisme est le pendant de sa critique, non moins acerbe, du socialisme dévoyé; 3) cette critique repose sur une connaissance imparfaite du système économique de son époque et des tenants et aboutissants de ce qu'on a appelé "the Great Depression": Orwell est un grand écrivain, pas un fin économiste, il n'avait pas le recul historique que nous avons et ne disposait pas de toutes les données dont nous disposons aujourd'hui. J'ai déjà parlé du premier point et le troisième est plus technique donc je dirai rapidement, pour finir sans trop vous ennuyer, quelques mots du deuxième.
Oui, Orwell était persuadé que le système capitaliste courait à sa perte, en raison de sa propension à générer la concentration et la surproduction. Mais il pensait également que le socialisme possédait lui aussi des tendances délétères, à commencer par son goût pour la centralisation qui a abouti au système totalitaire. Voilà ce que vous trouverez chez Orwell, qui a vécu la première Guerre Mondiale et voyait, à la fin des années 1930, les prémisses de nouvelles guerres (seconde Guerre Mondiale et guerre froide): la chronique d'une mort annoncée de notre civilisation, le constat pessimiste que ni le capitalisme, ni le socialisme collectiviste (seule alternative systématique viable qu'il envisage au premier) ne permettraient d'échapper au pire: "Capitalism leads to dole queues, the scramble of markets, and war. Collectivism leads to concentration camps, leader worship, and war" (Essays, III). Et quand on connaît le rôle joué par le parti communiste et le NKVD espagnols, d'obédience stalinienne, dans la répression du POUM opérée sur la base d'accusations de trotskisme et de collusion avec le fascisme qui ne sont pas sans rappeler les méthodes présidant, au même moment, aux procès de Moscou, on comprend en quoi la critique orwellienne des dévoiements de l'antifascisme n'a rien d'"intemporel". De fait, dans son Hommage à la Catalogne, Orwell va même jusqu'à dire que cette campagne calomnieuse menée par les communistes constitue "le coup le plus mortel portée à la cause antifasciste" ("the most deadly damage to the anti-Fascist cause"). En outre, quatre-vingt ans plus tard, est-il pertinent d'en rester à cette vision d'un dilemme insoluble entre socialisme et capitalisme? Si vous le pensez, je ne vois pas trop à quoi bon militer: we are doomed. Si vous ne le pensez pas, merci de laisser Orwell tranquille, à son époque, ou du moins de vous renseigner avant de vous réclamer de lui.
Moralité: libre à vous de dire qu'Emmanuel Macron et Marine Le Pen c'est la même chose, "la peste et le choléra", que le capitalisme, le libéralisme (peu importe ce qu'on entend par là, visiblement, pour certains, c'est secondaire) "font le lit du fascisme", sans plus de précision et sans autre forme de procès. Continuez même, si cela vous fait plaisir, à comparer "le banquier" à Pétain et ceux qui l'ont élu à des "collabos" ou à des criminels nazis. Mais, de grâce: laissez les morts reposer en paix. Ou continuez à chaparder des citations, si vous y tenez, mais alors, assumez la véritable nature de votre démarche: les pilleurs de sarcophages sont rarement des égyptologues distingués...