«Dans l’enfer de Bercy»: «Un président protectionniste se heurterait à un mur d’obstacles à Bercy»
INTERVIEW•Rencontre avec deux journalistes de Radio France qui révèlent dans un ouvrage publié ce mercredi le fonctionnement du ministère des Finances...Propos recueillis par Céline Boff
Ils voulaient savoir comment se fabriquent nos impôts. Et découvrir qui décide (réellement) des politiques économiques menées en France. Marion L’Hour, chef adjointe du service économique à France Inter, et Frédéric Says, journaliste politique à France Culture, ont donc enquêté, pendant deux ans, dans les coulisses du ministère des Finances. Ils en livrent tous les secrets ce mercredi avec la publication de Dans l’enfer de Bercy (éditions JC Lattès, 20,50 euros), un ouvrage brûlot, aussi déprimant que palpitant. Rencontre.
En quatrième de couverture, vous posez cette question : « Qui gouverne vraiment Bercy ? ». Alors, quel est votre verdict ?
Frédéric Says (FS) : Formellement, c’est le ministre, mais le pouvoir de l’Elysée est très fort. Tout le monde sait que la Défense et les Affaires étrangères sont traditionnellement les domaines réservés du chef de l’Etat, mais dans les faits, le président a aussi très largement la main sur le ministère des Finances. Comme le prouve cette anecdote : début mai 2015, Michel Sapin, le ministre des Finances, nous assure lors d’un entretien que la réforme du prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu ne se fera pas. Quinze jours plus tard, François Hollande affirme le contraire dans la presse… C’est d’ailleurs en lisant le journal que Michel Sapin découvre l’information ! Et se retrouve contraint de mettre en œuvre la réforme…
Marion L’Hour (ML) : L’administration a également du pouvoir, elle peut bloquer des décisions, y compris celles du président de la République. Une autre anecdote le démontre : lorsque François Hollande demande, à l’automne 2014, l’ouverture du capital de la Française des jeux – autrement dit, sa privatisation partielle – un haut fonctionnaire s’y oppose… Et obtient gain de cause.
Vous avez rencontré de nombreux anciens ministres et secrétaires d’Etat de Bercy. Mais pas Benoît Hamon, bien parti pour remporter la primaire du PS. Vous n’avez pas cherché à l’interroger ?
ML : Si, nous l’avons sollicité à deux ou trois reprises… Au départ, il nous avait dit être d’accord sur le principe, mais il n’a jamais donné suite à nos relances. Peut-être parce qu’il se préoccupait déjà de son destin personnel et avait donc d'autres priorités que celle de nous raconter « Bercy ».
« "Macron a refusé nos demandes d’entretien" »
Avez-vous obtenu des informations sur lui, sur son passage au ministère ?
ML : Benoît Hamon s’y occupait de la consommation et de l’économie sociale et solidaire, autant dire qu’il n’a pas tenu à Bercy un rôle très déterminant… Mais nous avons tout de même découvert, non sans étonnement, qu’il a été le seul ministre à se rendre au pot de départ de Jérôme Cahuzac.
FS : Ce qui est drôle, c’est que François Hollande avait nommé ces deux personnalités antagonistes dans le but qu’elles s’opposent entre elles. L’objectif du président était de diviser pour mieux régner. Mais à leur arrivée à Bercy, Cahuzac et Hamon ont eu une franche discussion et se sont dit qu’ils seraient plus malins que cela. Ils se sont même découverts des passions communes pour le sport et finalement, tout s’est bien passé entre eux.
Vous n’avez pas non plus interrogé Emmanuel Macron mais vous avez obtenu de nombreuses informations sur lui. A la lecture de l’ouvrage, il semble évident que ce ministre s’est servi de Bercy pour se présidentialiser…
FS : Cela ne fait aucun doute et pourtant, les ministres présents à Bercy lors du passage Macron n’avaient pas détecté cette ambition cachée. Ils avaient bien sûr constaté les nombreux déplacements de Macron, ses échanges avec la presse, son envol… Mais aucun ne croyait, pas même Michel Sapin, à un agenda caché. En revanche, l’administration s’est interrogée. En 2016, le ministre avait consommé en seulement huit mois 80 % du budget « frais de représentation » alloué à l’ensemble de son ministère, notamment pour financer des déjeuners et des dîners tenus « en bonne compagnie ». Il lui est même arrivé d’organiser deux dîners dans la même soirée ! Nous savons désormais que Macron avait prévu de démissionner le 14 juillet, ce qu’il n’avait pas pu faire en raison de l’attentat de Nice… Tout était vraiment planifié.
ML : Je veux seulement préciser que Macron a effectivement refusé nos demandes d’entretien. Officiellement parce que l’angle du livre ne lui convenait pas, officieusement parce qu’il redoutait « un ouvrage trop polémique »…
« "D’après ce document, le risque n°1 serait d’augmenter l’allocation aux personnes handicapées" »
Vous montrez qu’à Bercy tout le monde pense, ou du moins semble penser pareil. La logique est très libérale. Est-ce que la victoire d’un candidat plus protectionniste, qu’il provienne de l’aile gauche du PS, de l’extrême gauche ou même de l’extrême droite, pourrait changer cette donne ?
FS : Il se heurterait en tout cas à un véritable mur d’obstacles… A Bercy, la majorité des personnes sont pro-européennes, pro-libre échange et anti-déficit. Autrement dit, si un candidat protectionniste prenait le pouvoir, il devrait avant tout rompre et renégocier les traités européens. Il faut comprendre que dès qu’un projet politique est imaginé, le premier réflexe de Bercy est de savoir s’il est « bruxello-compatible ». Et la réponse est souvent non. Prenons le cas de l’isolation thermique des bâtiments. Les services de Bercy voulaient promouvoir le double vitrage mais ils ont dû y renoncer, parce que cela revenait à favoriser ce produit au détriment du simple vitrage, ce qui est contraire au droit européen de la concurrence…
Votre livre se présente comme une « enquête sur les secrets du ministère des Finances ». Alors, de tous les secrets dont vous avez eu connaissance, lequel vous a le plus marqué ?
ML : Avant d’enquêter, nous pensions que l’alternance politique pouvait en partie changer les choses… Et puis, nous avons découvert l’existence d’un classeur, appelé « Rapport sur l’état de l’Union », qui est remis à chaque ministre lors de son arrivée à Bercy. Ce pavé formule diverses préconisations qui restent toujours les mêmes, quelle que soit la majorité au pouvoir. Au début des années 2000, ce document expliquait par exemple que le risque n°1 serait d’augmenter l’allocation aux personnes handicapées… Cette recommandation a disparu aujourd'hui. Nous avons également été surpris par la force du lobbying, qui s’exerce de manière très informelle au sein de Bercy. Bien sûr, il est normal que l’Etat écoute les lobbies. Mais la puissance et l’efficacité de ces derniers, notamment à stopper certaines réformes, sont bien supérieures à ce à quoi nous nous attendions.