Il faut les voir, chaque mardi sur les coups de 15 heures, remonter le boulevard du Montparnasse, à Paris, jusqu’au carrefour Vavin et s’engouffrer par la porte de la brasserie La Rotonde pour un déjeuner tardif, un goûter roboratif ou un dîner précoce. Au choix.
Directeur, rédacteurs en chef et journalistes s’en reviennent de l’atelier de photocomposition à quelques rues de là où, jusqu’à la dernière minute, le numéro 5013 du Canard enchaîné a été lu, relu, re-relu, titré, retitré, re-retitré. C’est au moment du bouclage, l’épée dans les reins et l’œil sur la pendule, que s’élaborent parfois les meilleures manchettes, les chutes assassines, les jeux de mots les plus nuls qui sont souvent les plus drôles, le dessin qui résumera mieux qu’un édito la problématique du moment.
Ils ont le sourire aux lèvres et l’estomac dans les talons. Nous mesurons, à sa juste valeur, l’invitation qui nous a été faite de se joindre à ces agapes : habituellement, Le Canard n’aime pas beaucoup qu’on traîne dans ses pattes palmées.
Persifleur et informé
Deux jours plus tôt, le 20 novembre, à la surprise de tous – et donc de la leur –, François Fillon a écrasé le premier tour de la primaire de la droite et du centre. Autour de la grande table au fond de la brasserie, la quinzaine de journalistes se passe les photocopies des pages en cours d’impression. Il est trop tard pour changer quoi que ce soit. Les bonnes idées attendront le numéro 5014.
« On aurait pu titrer : “Sarkozy l’a dans le Fillon” », s’amuse l’un d’eux, un verre de bordeaux à la main. Finalement, Le Canard a opté pour : « Fillon : moi, je vais nettoyer la France au Thatcher ! » Juste au-dessous, un dessin de Kiro : Juppé et Raffarin le poing levé chantant L’Internationale… De chaque côté du logo du journal, dans les « oreilles », ce propos prêté à l’ancien premier ministre de Jacques Chirac à l’adresse de son rival : « Et en plus son programme sent le Poisson ! »
À la fin de ces agapes, la petite bande, repue et les joues rougies, retournera au siège de la rédaction, 173, rue Saint-Honoré, prendre les premiers exemplaires du numéro du « journal satirique paraissant le mercredi ». Dans l’escalier, ils croiseront les motards des ministères venus chercher les leurs.
« Ce que j’aime, c’est écrire avec le sourire en coin. » Anne-Sophie Mercier, journaliste
Heureux comme un journaliste au Canard… On dirait. Dominique Simonnot (ex-Libération) se souvient de son entretien d’embauche, il y a dix ans, avec Michel Gaillard, le directeur de la publication : « Il m’a juste demandé : “Est-ce que vous voulez faire un bout de chemin avec nous ?” Tu parles ! J’en mourais d’envie. Je suis arrivée avec ma rubrique justice [Coup de barre, en bas à gauche de la page 5]. J’ai perdu 1 000 signes par papier. Il m’arrive de me sentir à l’étroit. Mais, quand je dis que je suis du Canard, tout le monde me sourit. »
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