Comédien et auto-entrepreneur, Loïc effectue des livraisons de repas pour une des start-up phares du secteur. Il décrit un monde proche du XIXe siècle sans salaire minimum ni horaires fixes, et duquel il peut être éjecté à tout moment.
Jeudi 15 septembre. Comme des milliers de personnes, Loïc arpente les rues parisiennes en cette treizième journée de mobilisation contre la loi El Khomri. Pas pour manifester : le jeune homme, vélo rouge en main et smartphone attaché au poignet, est en plein travail.
Il est 14 heures 30, il pleut un peu, la buée envahit ses lunettes, cachant son visage jovial. Mais content, Loïc ne l’est pas vraiment aujourd’hui : “Je suis cramé.” A 24 ans, il est, comme deux mille autres coursiers en France, auto-entrepreneur pour le compte de Deliveroo, une entreprise de livraison de plats de restaurants via un système de commandes en ligne. “Auto-entrepreneur” et “pour le compte de” semblent, à première vue, deux expressions antinomiques. Et pourtant…
Une sorte de salariat déguisé
Comme Loïc, nombreux sont les prestataires de services pour des sociétés telles que Deliveroo, Foodora ou encore UberEats – les services de VTC avec chauffeurs fonctionnant, à peu de choses près, sur le même principe. Un statut qui cache une réalité : c’est plus une sorte de salariat déguisé dont il est question pour ces similipatrons de l’asphalte. Sans les avantages de l’employé lambda.
Une situation qui commence à “gonfler” Loïc. Bordelais exilé à Paris depuis sept ans, il a commencé à travailler pour Deliveroo en mai. Aujourd’hui, il a débuté ses livraisons à 11 heures 30, vient de “se taper dix-sept bornes” à vélo, s’apprête à repartir pour une heure et demie de boulot. Il n’a pas eu le temps de déjeuner et ne le fera pas de sitôt : à 16 heures 15, il enchaînera avec deux heures de baby-sitting, puis “retournera au charbon” jusqu’à près de 22 heures pour la start-up britannique – qui, en août, a levé 250 millions d’euros de fonds. Contactée par Les Inrocks, l’entreprise, qui emploie cent salariés en France, ne souhaite pas communiquer sur son chiffre d’affaires.
Le profil des livreurs et chauffeurs est varié : étudiants surdiplômés, allocataires du RSA, intermittents ou encore passionnés de vélo et de voiture… Mais tous se retrouvent, globalement, sur un point : leur précarité. De l’avis d’un chauffeur de Heetch, “sans ces jobs, des centaines de personnes ne pourraient même pas survivre”.
Loïc travaille environ 45 heures par semaine et gagne un smic
Loïc, à l’image de nombreux autres coursiers, cumule plusieurs emplois. Entre la garde d’enfants et ses “shifts” de livraison, il travaille environ 45 heures par semaine et gagne un smic. Pas de quoi dégager beaucoup de temps pour passer des castings – comédien de profession, il est diplômé du Cours Florent. Pas de quoi, non plus, mener grand train et s’émanciper de la tutelle parentale, “qui en a un peu marre de payer le loyer” de sa coloc dans le XIXe arrondissement.
“Tu risques d’en chier à me suivre”
C’est justement sous ses fenêtres qu’il attend sa prochaine commande. Son smartphone se met à sonner : “J’ai été géolocalisé, j’ai un plat à récupérer quai de Valmy !” Il enfourche son vélo et nous assure : “Tu risques d’en chier à me suivre.” L’avenir lui donnera raison. Mais Loïc est la prévenance incarnée : il nous attend poliment aux feux rouges et admet “rouler beaucoup moins vite que d’habitude”. Une précaution d’autant plus appréciable que, comme l’assure le jeune homme tout en dépassant une voiture, “Deliveroo regarde nos statistiques et, si on ne va pas assez vite, ils peuvent nous taper sur les doigts.”
Mêmes échos chez des livreurs d’UberEats, l’un d’eux racontant “qu’ils ne sont pas payés, parfois, quand ils ont des retards ou n’acceptent pas les commandes”. Mais ne sont-ils pas, en tant qu’auto-entrepreneurs, et malgré la signature d’un contrat, censés être leurs propres patrons – et, a fortiori, gérer leur petite entreprise comme bon leur semble ?
“Ça dépend pourquoi, explique Loïc. Si on a un problème, ils ont tendance à nous dire ‘débrouillez-vous, le boss, c’est vous’. Mais si on ne leur donne pas satisfaction, ils ne se privent pas pour nous le dire.” Le Bordelais raconte même avoir déjà reçu un appel d’un membre du staff Deliveroo, pas des plus cordiaux : “Tes stats sont mauvaises, il faut qu’on te surveille.” Dans une autre vie, Big Brother devait être un amateur de cyclisme.
Des auto-entrepreneurs… qui doivent constamment rendre des comptes
C’est là toute l’ambiguïté de ces plates-formes : les livreurs ont le statut d’auto-entrepreneur – ce qui exempte les start-up de verser des cotisations sociales, d’allouer des congés payés, de tenir compte des arrêts maladie… – mais, parallèlement, ils doivent constamment rendre des comptes à ces mêmes sociétés.
Porter la tenue estampillée du logo de la boîte, par exemple – Deliveroo assure que c’est en connaissance de cause, cette modalité étant inscrite sur le contrat –, ou encore accepter le plus de commandes possible, même si les clients à livrer se situent hors de la zone définie au préalable par le livreur. Loïc l’assure : “A la base, j’avais signé pour bosser dans les XIXe et XXe arrondissements… Et, un beau jour, on m’a dit que j’allais aussi devoir couvrir les X et XIe arrondissements ! Il n’y a aucune transparence.”
Pourquoi accepter ? “Parce qu’on n’a pas le choix, explique un livreur de Deliveroo, rencontré en plein shift. Moi, quand j’ai perdu mon statut d’intermittent, je me suis retrouvé sans rien. Deliveroo m’a sorti de la panade.” S’il est satisfait de la flexibilité permise par ce job et de son salaire, à près de 50 ans, il n’est pas dupe.
“Notre économie libérale profite de cette opacité pour faire cravacher les gens” Un livreur de Deliveroo
“Je ne suis pas sûr que les jeunes se rendent compte qu’ils n’ont pas de protection sociale, qu’ils ne toucheront pas d’allocation chômage, que le régime d’auto-entrepreneur n’est pas du tout avantageux pour les cotisations retraite… Notre économie libérale profite de cette opacité pour faire cravacher les gens. C’est le retour du XIXe siècle, quoi !”
“Tout cela relève de la servitude volontaire 2.0”
Un avis partagé par Bruno Teboul, vice-président du groupe Keyrus et coauteur en 2015 de l’ouvrage Uberisation = économie déchirée ? (éditions Kawa). “Tout cela relève de la servitude volontaire 2.0. : les gens n’ont pas le choix (…). Le système libéral propose des emplois précaires aux gens déjà précaires.”
Bruno Teboul dénonce “l’hypocrisie des néolibéraux, qui disent ‘regardez, on crée des jobs !’, alors que l’on est dans le mirage entrepreneurial par excellence”. Lui qui appelle de ses vœux “une évolution du droit social” afin d’offrir une meilleure protection aux personnes décidant de travailler pour ces plates-formes estime que “tout cela relève plus du sous-salariat déguisé que de l’auto-entreprenariat”.
Et de rappeler les charges élevées payées par ces auto-entrepreneurs, aux horaires de travail souvent conséquents. “Ces gens travaillent parfois 70 heures par semaine et ils ne gagnent même pas le smic alors qu’il font le double du temps de travail. Par exemple, un chauffeur Uber ou Heetch va avoir des frais d’achat ou de location de véhicule, l’essence, les assurances… (…) Sans compter le versement de cotisations au régime social des indépendants.” Idem pour les livreurs à vélo : en tant qu’auto-entrepreneurs, ils doivent verser entre 5,8 et 23,1 % de charges à l’Urssaf.
Et payer de leur poche aussi le matériel. Voiture, smartphone, vélo, casque… Tout est à entretenir et, surtout, à acheter. “Hormis la tenue et le cube qui transporte la nourriture”, corrige ironiquement Loïc, qui arbore le K-Way vert Deliveroo. “Mais pour ça, on a une caution de 150 euros qui est encaissée sur nos deux premiers salaires.”
“Certains mecs font cent kilomètres en une journée…”
Le jeune comédien, toujours sur son deux roues, explique être payé tous les quinze jours – sur une base de 7,50 euros de l’heure en semaine, un peu plus le week-end. Il obtient en plus 2 euros par livraison effectuée. Les “meilleurs livreurs”, eux, peuvent monter jusqu’à 4 euros par commande.
“Mais pour ça, il faut se saigner sur le long terme. Certains mecs font cent kilomètres en une journée… J’ai même un pote qui bosse à fond sept jours sur sept !” Depuis peu, les contrats Deliveroo imposent aux nouveaux livreurs d’être payés uniquement à la livraison – 5,75 euros chacune –, sans le minimum-horaire. Pour Deliveroo, cette nouvelle formule est gage “de plus grande flexibilité, comme nous l’ont demandé les livreurs, et leur permettra de gagner plus d’argent”. Pour les livreurs qui touchaient 2 euros en plus par commande, c’est vrai. Pour ceux à 4 euros, Loïc est moins convaincu.
“ll suffit d’un petit problème et hop, on prend du retard” Loïc
“Si jamais c’est généralisé, et ça le sera car ils veulent économiser toujours plus d’argent, les coursiers vont se mobiliser. ll suffit d’un petit problème et hop, on prend du retard, on livre moins et on gagne moins de sous.” Cela ne tarde pas à lui arriver : l’application sur son smartphone bugue, impossible de retrouver le code d’entrée de l’appartement des clients à livrer. Appel à Deliveroo, messages échangés sur Telegram – oui, l’appli des jihadistes et des politiciens, entre autres – et le voilà sorti d’affaire. Ne reste plus qu’à monter les quatre étages sans ascenseur. Mais Loïc a déjà perdu dix minutes. “L’appli plante assez souvent.” Elle ressurgit pourtant d’entre les morts : une nouvelle livraison est déjà à effectuer.
De l’avis d’un autre livreur, il n’y a pas que l’application qui leur fait perdre du temps – et, donc, de l’argent. “Ça m’est arrivé d’attendre une heure une commande dans un resto, parce qu’il y avait un embouteillage dans les livraisons. Mais, du coup, ça me fait moins de temps pour aller livrer ailleurs.”
“Les livreurs, c’est de la chair à canon”
Les restaurateurs, eux non plus, ne sont pas forcément satisfaits de leur collaboration avec la start-up, à l’instar du gérant d’un établissement de l’Est parisien : “Ils sont là pour prendre ta thune coûte que coûte. Et puis, parfois, ça nous met dans des situations délicates : une fois, un client m’a appelé pour m’engueuler car le repas était froid. Il y avait eu un malentendu, les livreurs étaient arrivés tard. Mais ça, ça n’est ni de ma faute, ni de la leur, ils font ce qu’ils peuvent ! C’est de la faute de Deliveroo et c’est notre image qui en pâtit.”
Il ne se voit pas malgré tout arrêter son partenariat avec la start-up, qui encaisse entre 25 et 30 % de commission par commande livrée, “parce que tous les restos sont sur le site” : il est vrai qu’entre bo bun, burger, pad thaï ou croissant à la pistache, l’offre proposée par les deux mille restaurants inscrits est large. Mais le restaurateur à un avis bien arrêté sur le traitement réservé aux coursiers : “On peut parler d’esclavage. Les livreurs, c’est de la chair à canon. Et dès que ces boîtes auront trouvé un modèle plus rentable, ils les laisseront tomber.”
Tomber, cela peut aussi leur arriver littéralement. Suivre Loïc n’est pas chose aisée : voitures qui surgissent de nulle part, bouchons, klaxons, et oups on grille le feu. Certains livreurs écoutent Google Maps dans leurs écouteurs pour trouver leur chemin, ou regardent constamment leur smartphone. Un accident du travail – qui ne sera pas nécessairement couvert – est vite arrivé.
Tous les coursiers ne sont pas assurés, même si Deliveroo annonce “recommander fortement aux livreurs de le faire et proposer des tarifs préférentiels en partenariat avec des sociétés d’assurances”. Une situation d’autant plus inquiétante que la fatigue se fait vite ressentir.
“Au début, je rentrais chez moi, je crachais mes poumons”
Loïc : “Au début, je rentrais chez moi, je crachais mes poumons. J’avais mal à la gorge et à la tête avec la pollution. Je n’en pouvais plus.” Le lendemain, il était tout de même sur son vélo, “à remonter une côte de la mort pour livrer quatre pauvres nougats japonais dans une voiture” ou encore “60 balles d’alcool commandés dans un resto”.
Côté VTC, un chauffeur Uber amateur de bonbons et de conduite nocturne assure “dormir parfois dans son coffre, tellement il est crevé” et “ne pas réussir à se projeter dans l’avenir”. Un autre, roulant lui pour le compte de Heetch, dit “adorer ce travail, pour le lien social qu’il crée”.
Parmi les principaux intéressés, la pénibilité de ces emplois fait en effet débat. Place de la République, un groupe de jeunes hommes sont assis sur les marches en attendant des commandes. Tous travaillent pour Deliveroo, Foodora, UberEats, Stuart… voire toutes ces boîtes en même temps.
“Les gens qui ne sont pas contents, ce sont des princesses” Un coursier
L’un d’eux se plaint d’être crevé et de ne “pas gagner si bien que ça”. Un autre, clope aux lèvres et chaussures de vélo aux pieds, relativise : “Les gens qui ne sont pas contents, ce sont des princesses. Quand tu as 21 ans, pas de diplôme, avec quel autre job tu peux espérer gagner plus qu’un smic ?”
“J’ai joué le texte de Jean-Luc Lagarce au Cours Florent !”
Mais tous sont d’accord sur un point : ils craignent que ces entreprises ferment, à l’image de Take Eat Easy, en juillet. L’un d’eux travaillait pour cette société, qui “lui doit 2000 euros pour le mois de juillet”. Ils ont peur “qu’en parlant aux journalistes, cela influence les décisions juridiques”, preuve qu’ils ont conscience de l’opacité entourant la réglementation de ces entreprises. Chez Deliveroo, en tout cas, pas d’infantilisation : “Les gens peuvent rompre leur contrat quand ils veulent si cela ne leur plaît plus.”
Loïc d’ailleurs vient de le faire. Il a arrêté Deliveroo “pour chercher de l’intérim et essayer de lancer son talk-show sur YouTube”. Il est 16 heures 05, il a fini son deuxième shift, trace chez lui, pose son vélo, troque son K-Way pour une veste en jean : “Je change de rôle !”
Dix minutes plus tard, il est dans le métro, direction l’école où étudie le petit garçon qu’il garde. “C’est presque du repos, ce travail-là”, rigole-t-il. Il passe devant une affiche du nouveau film de Xavier Dolan, Juste la fin du monde. “J’ai joué le texte de Jean-Luc Lagarce au Cours Florent !” Sinon, il a récemment eu un petit rôle dans la série Versailles. Il y interprétait un livreur de jarres.