Mardin, Anatolie du Sud-Est, aux confins de la Turquie. A la lecture du nom de ce lieu, on redoute souvent l'annonce d'un énième attentat, d'une nouvelle opération militaire, d'un autre nombre de morts qui viendrait s'ajouter à un décompte déjà sinistre.
C'est la même appréhension qui vous étreint lorsqu'on sort de l'aéroport de Mardin et qu'on monte dans une des petites navettes qui se dirigent vers le cœur de la ville, à 1200 mètres d'altitude. D'abord, il faut longer un vaste complexe militaire de quelques kilomètres, voir et entendre les hélicoptères vrombissants qui nous rappellent que la région est frontalière avec une Syrie en proie à une guerre dévastatrice depuis quatre ans, et que les villes voisines de Diyarbakir, Nusaybin, Mydiat ou encore Cizre un peu plus à l'Est, dépendant de la province de Mardin, se sont muées en un théâtre d'affrontements sanglants entre des factions armées kurdes, dont le PKK, et l'armée turque.
Une fois cette longue route franchie, commence une montée vers la vieille ville qui surplombe les plaines du Croissant Fertile. Au détour d'un des premiers virages, un hôtel Hilton fraîchement ouvert. Absurdement dressé là, au milieu des roches et des champs, sans rien autour, cet établissement de la luxueuse chaîne hôtelière témoigne bien de l'attractivité de Mardin et surtout, du pragmatisme économique dont savent faire preuve les dirigeants du pays.
Les ruelles de la vieille ville, Eski Mardin, sont fidèles à la richesse culturelle et à la coexistence annoncées. Si l'araméen n'est pas une langue employée communément; le turc, le kurde et l'arabe sont utilisés et maîtrisés par la majeure partie de la population. Contrairement à bien d'autres villes de Turquie, ici, drapeaux turcs et portraits de Mustafa Kemal se font rares. Ce n'est en rien surprenant lorsqu'on sait que le nom "Atatürk", choisi par le fondateur de la République turque en 1923, n'a d'autre signification que "père des Turcs", alors que les habitants de Mardin se reconnaissaient dans une identité toute autre que celle revendiquée par Mustapha Kemal et ses partisans.
Le pouvoir fraîchement institué, guidé par sa volonté de réformes radicales, a fait fi des différences culturelles en menant au pas de charge plusieurs réformes, dont la "turquification" imposée des noms de famille en 1934, la fermeture d'institutions religieuses, l'éradication des confréries telles que celle des Naksibendi et d'autres mesures répressives à l'encontre d'une société encore très traditionnelle.
C'est ainsi que les Arméniens, qui constituaient une des communautés principales de Mardin avant le génocide de 1915, furent éliminés. La plupart furent tués, certains s'exilèrent. Pourtant, la présence arménienne dans cette ville n'a pas complètement disparu. Témoignage de cette survivance aujourd'hui: l'église catholique arménienne Saint-Georges (Sourp Kevork) de Mardin dont les portes ont été forcées par l'armée turque en décembre 2015 et qui demeure ardemment entretenue par les autres communautés chrétiennes.
Les Arméniens ne furent pas les seules victimes de l'épuration ethnique orchestrée par le pouvoir kémaliste. Les Assyriens -composés notamment de syriaques orthodoxes et protestants- et les Chaldéens, connurent un sort similaire, fait de tueries et d'exodes. S'il est vrai que les Kurdes, actuellement majoritaires dans la région de Mardin, furent à l'époque le bras armé chargé de perpétrer ces massacres, aujourd'hui, la reconnaissance de ces faits historiques par d'influentes personnalités kurdes a contribué à l'apaisement entre ces derniers et les minorités chrétiennes de ce territoire. En outre, leur statut de minorité dominante tout comme leur implication croissante dans le jeu politique en Turquie ont érigé les Kurdes en protecteurs et porte-parole des autres minorités du pays dont l'impact est moindre face à cette entité hostile commune qu'est l'Etat turc.
A ces alliances stratégiques répond une coexistence réelle à Mardin. Néanmoins, la méfiance des chrétiens est un peu plus palpable qu'à l'accoutumée, nous dit-on. La présence de l'"Etat islamique" à quelques kilomètres en est la raison principale. Nombre de témoins ici affirment avoir vu passer ces combattants venus d'Europe pour rejoindre les rangs de Daech en Syrie, en guerre contre les factions kurdes dont le territoire qu'elles aspirent à contrôler s'étend précisément entre cette région de la Turquie, le Nord-Est de la Syrie et le Nord-Ouest de l'Irak, à une vingtaine de kilomètres de Mardin. L'armée turque, quant à elle, dit affronter ces deux camps qu'elle accuse d'agir selon une même logique terroriste. Depuis la fin de la trêve entre l'armée et le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) en juillet 2015, les opérations militaires ont été particulièrement dévastatrices dans la province et le reste de la région du Sud-Est. Le bilan des pertes humaines demeure difficile à établir, mais les scènes de guerre font état de destructions totales de villes et villages. A elle seule, la municipalité de la province voisine de Diyarbakir a perdu les 3/4 de sa population -entre morts et exilés- puisqu'elle est passée de 121.750 habitants à environ 30.000.
Tous ont laissé ici un héritage. Entretenir un mode de vie rural et auto-suffisant. Perpétuer la culture des oliviers et des pistachiers, des roses et des grenades en plein mois de décembre, dans les jardins et les champs du monastère de Mor Gabriel, menacé d'expropriation par les pouvoirs publics il y a quelques années. Expliquer comme le font les moines de Mor Hananyo que leur splendide monastère en pierres, au cœur du Tur Abdin, vieux de 1600 ans, est lui-même construit sur un temple des "adorateurs du soleil", appellation donnée à une autre communauté qui demeure timidement présente à Mardin, celle des Yézidis. Accueillir des réfugiés syriens et irakiens désireux de rester dans cette cité qui les rapproche davantage de leur patrie plutôt que de se perdre dans l'effervescence stambouliote.
Ce sont là autant de choix de vie que les communautés de Mardin entretiennent. Cette dimension sociale et spirituelle s'inscrit dans un art de vivre qui a fait du temps un allié: les traditions artisanales se perpétuent aussi bien que l'art du marchandage. Les pierres vieillissent. Entre deux panneaux indiquant respectivement la mosquée Latifiye construite par la dynastie des Artukides (1082-1408) et l'église protestante syrienne, s'affichent des tags à l'écriture incertaine, clamant le soutien à une équipe de foot, à une faction rebelle kurde, ou encore l'amour pour une jeune fille. Les maisons sont sans ostentation, elles s'enchevêtrent dans les ruelles, arborant parfois sur les façades la profession de foi musulmane en lettres arabes, le nom de Dieu ou quelque autre symbole soigneusement peint ou gravé; jamais le nom de famille. Des jeunes hommes arpentent la cité à dos d'âne ou de mobylette. De l'un des plus beaux points de vue sur la ville, à l'entrée d'une école primaire et de l'institut d'artisanat, on découvre les toits aménagés en terrasses pour les très chaudes nuits estivales et on reste longtemps silencieux face aux plaines généreuses qui s'étendent bien au-delà des frontières officielles, artificiellement tracées.
La principale artère commerçante est parsemée de boutiques d'orfèvres, la plupart chrétiens, qui vendent des bijoux aux symboles zoroastriens ou islamiques. En dépit de la disparition des familles juives d'antan, le nom de "Petite Jérusalem" parfois donné à la ville sied parfaitement à l'atmosphère ambiante, où les clochers dominicaux retentissent simultanément à l'appel à la prière depuis la Ulu Camii qui fut elle-même jadis l'église Saint-Thomas.
On y perçoit clairement que la Turquie est une bombe à retardement, que les fondements même de son État moderne la condamnent à une perpétuelle tension identitaire. Tout l'enjeu de la mémoire s'y matérialise, car une nation qui demeure dans le déni de sa propre histoire ne peut prétendre à une paix durable. On comprend que l'assimilation à marche forcée, que l'annihilation des différences et l'exclusion de communautés entières dont l'existence est antérieure à l'arrivée des premiers Turcs sur le territoire sont un échec aux conséquences dramatiques. On saisit alors pleinement le sens de ces propos d'Amin Maalouf: "si tous les hommes sont mortels, nous les Chrétiens d'Orient, nous le sommes deux fois. Une fois en tant qu'individus, et c'est le Ciel qui l'a décrété; et une fois en tant que communautés, en tant que civilisation, et là, le Ciel n'y est pour rien, c'est la faute des hommes."
Il est certes question ici des minorités d'Orient, mais la parole de l'auteur résonne tout autant pour le Maghreb et probablement bien au-delà, comme un rappel à ne pas oublier. Ne pas oublier que les constructions nationales se sont affirmées sans un regard pour les minorités dans le meilleur des cas, ou, dans le pire, en les tenant complices de puissances étrangères ennemies.
A présent, il nous faut regagner Istanbul, redescendre de Mardin l'antique, longer à nouveau cette zone militaire, ouvrir les yeux sur cette réalité politique menaçante que vit la Turquie et songer avec inquiétude à l'avenir de ces minorités qui constituent, elles aussi, l'histoire de ce pays et de bien d'autres, et qu'on aurait tort de réduire à leur apport culturel passé. La population de Mardin, les communautés qui la composent sont vivantes, souvent politisées. Elles s'inscrivent à leur manière dans une modernité violente avec laquelle elles composent, mais qui ne saurait dénaturer ni leur art de vivre, ni leur rapport à l'autre, empreints d'une sagesse bienveillante qu'aucun des tragiques épisodes jalonnant leur histoire n'est parvenu à détruire.
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