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Combien ça coûte un livre?

12 août Pascal Blanchet
Pascal Blanchet pascalblanchet.com


Vendredi, c’était la journée «Le 12 août, j’achète un livre québécois!». Cet événement est l’initiative des auteurs Patrice Cazeault et Amélie Dubé. Une journée comme celle-là ne change peut-être pas le monde, mais elle a son importance. Car pour une société peu populeuse comme la nôtre, le marché pour les livres d’ici est bien évidemment peu étendu. Il ne s’agit pas de voir tout en noir: malgré ces contraintes, notre littérature et le milieu du livre québécois connaissent une vitalité dont on peut se réjouir. Par contre, la réalité économique de l’édition d’un livre est largement méconnue en dehors des cercles professionnels du milieu.

Même si la majorité d’entre nous sait que peu de gens roulent sur l’or grâce à l’édition, je lis ou j’entends presque quotidiennement des commentaires qui sous-entendent que plusieurs acteurs dans la chaîne du livre s’en mettent plein les poches. Le constat n’est peut-être pas aussi brutal, mais un flou nourri par la méconnaissance de la réalité concrète alimente cette perception. C’est que le livre continue de jouir d’un prestige symbolique très fort dans notre culture en ce début de 21e siècle, malgré la concurrence du numérique. Un-e auteur-e diffuserait exactement le même contenu sur son blogue personnel qu’il n’atteindrait pas la même notoriété sociale que s’il se retrouvait publié dans un livre. Bien plus, un livre publié à compte d’auteur n’aura pas l’impact d’un autre produit par un éditeur traditionnel. En partie parce qu’il ne bénéficie pas de la force de frappe de l’ensemble des acteurs de la chaîne du livre. Mais aussi, surtout, l’auteur profite de l’expertise professionnelle d’un grand nombre d’artisans dans la production de son œuvre.

Parce que je porte, entre autres, le chapeau de directeur littéraire et de directeur de collection aux éditions Somme toute depuis quelques années, je suis à même de constater concrètement les implications économiques de la production d’un livre. Je vos propose donc un portrait de ce que représente le coût de production d’un livre par une maison d’édition au Québec. Ou, autrement dit: où va votre argent, lorsque vous achetez un bouquin chez votre libraire?

Supposons un ouvrage de 200 pages, tout ce qu’il y a de plus standard, qui se vend 20$ en librairie. D’entrée de jeu, notons que vendre 1500 exemplaires d’un livre au Québec est un succès. À quelques exceptions, un livre se vendra à plusieurs milliers de copie, et sera un best-seller. Mais il s’agit là, justement, d’exceptions. Même les ouvrages que vous voyez apparaître dans le palmarès Gaspard-Le Devoir ne se vendent qu’à 1500, 3000 exemplaires. Le Québec est un petit marché.

Nos 1500 exemplaires à 20$ la copie généreront donc des revenus totaux de 30 000$. Où ira cet argent? Le graphe suivant montre la ventilation typiquement du coût d’un livre au Québec.

L’auteur-e reçoit normalement 10% de droits d’auteurs. Dans notre exemple, cela représenterait 3000$. Sachant que l’écriture d’un livre nécessite des centaines d’heures de travail, on constatera que ça ne sont pas ces droits qui payent le loyer. C’est sans compter les multiples étapes de correction et révision, de la promotion, et tout le reste, qui ne sont pas plus rémunérées, ou très rarement. De fait, selon une étude de l’Institut de la statistique du Québec, les deux tiers des écrivain-es ont tiré moins de 5000$ par année de leur travail de création; leur revenu médian est de 2450$...

Le diffuseur-distributeur conserve 20% des revenus. Il faut comprendre que le travail d’un diffuseur ne se résume pas à entreposer des milliers de livres et à les expédier dans les librairies. Son rôle dans la promotion des titres est central: ses représentant-es visitent les libraires et les bibliothécaires et s’assurent de parler avec intelligence des titres qu’ils diffusent.

Le libraire semble s’accaparer la part du lion, à 40% des revenus. Si l’on compare avec les commerces de détail, ce semble immense. En alimentation, par exemple, les marges brutes ne sont que de quelques points de pourcentage. Mais la réalité des librairies compte certaines caractéristiques particulières. Elles doivent maintenir un fonds qui roule peu, organiser des activités et tout le reste. Bien plus qu’un commerce, les librairies sont des acteurs culturels dans les communautés.

Reste donc 30% des revenus pour la maison d’édition (9000$ dans mon exemple). Après l’auteur-e, il s’agit là bien sûr du cœur de la production d’un livre. Examinons à la fois son rôle et les coûts qu’elle doit assumer. Le tableau suivant montre les coûts typiques que doit assumer une maison d’édition. Ceux-ci peuvent varier largement, selon le type de publication (format du livre, illustrations, etc.), mais dans le cas d’un ouvrage-type de 200 pages, essai ou roman, par exemple, ils sont plutôt représentatifs.

Il importe de comprendre le rôle de chaque personne qui intervient dans le processus. Lorsqu’un éditeur reçoit un manuscrit (ou lorsqu’il le commande), s’enclenche une succession d’étapes cruciales. Le rôle d’une maison d’édition ne se résume pas à imprimer un livre et en faire la promotion, loin s’en faut. Cette confusion est monnaie courante et fait en sorte que certains auteurs déçus de voir leur manuscrit refusé par des éditeurs se tournent vers l’autoédition et déchanteront rapidement. Car le soutien de l’écriture à la publication de la part de la maison d’édition est fondamental.

Le directeur ou la directrice littéraire accompagnera l’auteur dans son travail, souvent aussi tôt qu’à la conception du projet, jusqu’à la fabrication finale du livre. Son rôle est de s’assurer à chacune des étapes que l’écriture corresponde aux objectifs du projet. En réalité, sa responsabilité est avant tout d’être les «yeux» des lecteurs potentiels. Il ou elle apportera son soutien à bien des niveaux: encouragements, conseils à l’écriture, etc. Selon les maisons ou le type de projet, cette personne sera soit employée régulière de l’éditeur soit à la pige, comme c’est particulièrement le cas des petites maisons. Sa rémunération sera soit forfaitaire, soit fonction des ventes (ou un mélange des deux), mais ne dépassera pas quelques centaines de dollars.

Lorsque l’éditeur considère que le livre est prêt, une autre étape essentielle sera franchie: la révision linguistique. Étape cruciale, car il ne s’agit pas ici que de corriger les impropriétés, les fautes d’orthographe ou de grammaire, mais de s’assurer de la lisibilité du texte, dans le respect du style et des intentions de l’auteur-e. Après ce travail, le manuscrit revient généralement barbouillé de suggestions, ce qui peut constituer une source de découragement pour l’auteur-e qui devra s’atteler à ajuster son texte en conséquence. Ce travail est généralement rémunéré à l’heure travaillée (parfois, une somme forfaitaire); dans mon exemple, cela peut représenter environ 750$. Ces honoraires varieront selon la complexité du manuscrit, bien évidemment.

Après que l’auteur ait revu son manuscrit, en collaboration avec le directeur littéraire, son livre ne lui appartient plus, en quelque sorte. L’éditeur aura parallèlement embauché un artiste pour réaliser l’illustration et la maquette de la couverture. Ses tarifs varieront avec sa notoriété, mais pour à peine quelques centaines de dollars le livre pourra arborer une couverture originale. Le manuscrit final, lui, sera mis en page en fonction des impératifs de l’impression. Cette étape pourra coûter, dans mon exemple, autour de 750$ (honoraires qui peuvent ici aussi varier en fonction de la complexité de l’ouvrage).

Une des dernières étapes avant l’impression, très importante, est la correction d’épreuves. À la différence de la révision, la correction ne consiste pas à apporter de changements majeurs, mais à s’assurer qu’il n’y ait pas de coquilles, qu’au photomontage une ligne en bas de page n’ait pas sauté ou que la pagination ou la numérotation des notes de bas de page soient parfaites. Ce travail de moine coûtera quelques centaines de dollars à la maison d’édition.

Reste une grosse dépense, évidemment, l’impression. Les frais varieront largement selon le projet; un album illustré à couverture rigide coûtera bien évidemment beaucoup plus cher qu’un roman ou un essai imprimé en blanc et noir. Dans mon exemple, ils seront d’environ 3$ par exemplaire, soient 4500$.

S’ensuivent des frais pour la promotion du livre: publicité, coûts du lancement, envoi d’exemplaires en service de presse aux journalistes, communications et relations publiques, etc. Là également, les montants peuvent varier énormément, en fonction des capacités financières de la maison d’édition ou du projet. Assumons que 1250$ dans mon exemple constituent une dépense moyenne.

Il restera donc pour la maison d’édition un profit brut de 1400$. Ce sera la réalité si et seulement si la totalité des livres sont vendus, ce qui n’est pas toujours le cas. On peut bien engager l’impression de 1500 exemplaires – l’expérience de l’éditeur est ici primordiale pour baser cette décision – mais au final faire un bide et n’en vendre que 600 et ainsi réaliser une perte financière importante. Mon exemple, de plus, ne tient pas compte des retours (livres abîmés, par exemple) et de plusieurs impondérables qui minent la profitabilité du projet.

C’est sans compter, non plus, les frais fixes que la maison doit assumer: personnel permanent, loyer, frais de télécoms, administratifs et légaux, et tout le reste. De modestes sources de financement, des conseils des arts ou du ministère du Patrimoine permettent de payer une toute petite partie de ces dépenses. Mais au final, une maison d’édition comme tous les artisans qui participent à la production d’un livre ne roulent pas sur l’or. D’autant que leurs tarifs n’ont, pour la plupart, pas changé depuis 20 ou 30 ans.

Ces femmes et ces hommes travaillent, car ils croient que la diffusion de la création et des idées est essentielle à notre vie collective, à l’édification d’une culture commune et au dialogue entre tous et toutes.

Lorsque vous dépensez un petit 20$ pour acheter un livre, vous faites l’acquisition d’un ouvrage qui vous transportera dans un univers créatif ou vous permettra de réfléchir à une question qui vous intéresse. C’est le but premier. Mais vous permettez, également, à un grand nombre d’artisans et de créateurs de (mal) payer leur vie.

La magnifique illustration qui coiffe ce billet est l’œuvre de Pascal Blanchet, qui m’a gracieusement autorisé à l’utiliser. On peut admirer son travail sur son site web: pascalblanchet.com.

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