Peut-être l’homme souffre-t-il d’avoir aujourd’hui une visibilité assurée par ses successeurs, moins bons dessinateurs et surtout moins bons raconteurs d’histoire que lui. Cette exposition est un retour aux sources pour deux séries majeures de la bande dessinée franco-belge : Alix et Lefranc. Elle revient surtout sur une esthétique empreinte de classicisme qui font d’’Edgar P. Jacobs et de Jacques Martin les maillons essentiels de « L’École de Bruxelles » impulsée par Hergé.
Hergé le confirmait : le vocable d’ "École de Bruxelles" vient de Martin lui-même. Et pourtant, notre homme est français, strasbourgeois plus précisément. Il aurait aimé être architecte, acteur, décorateur ou, comme son père, aviateur. Il a été tout cela à la fois, grâce à ses personnages.
Ce sont ses études qui le mènent en Belgique, à Erquelinnes, où il poursuit des études d’ingénieur des Arts et Métiers. Ses aptitudes lui valent un enrôlement de force (STO) en Allemagne aux usines Messerschmitt, à Augsbourg. À son retour, il conçoit ses premières bandes dessinées -du Hergé craché- pour l’hebdomadaire Bravo.
Les débuts dans Tintin
Bientôt il se tourne vers le journal de son idole : Tintin, le journal des 7 à 77 ans. S’inspirant de Ben-Hur, le roman de Lewis Wallace paru en 1880, il crée Alix l’intrépide, un jeune Gaulois adopté par un centurion romain. Dès le premier album, il rencontre sa Némésis : Arbacès. Le dessin est précis, documenté mais les anatomies restent imprécises et l’encrage inabouti. C’est la première époque du dessin de Jacques Martin, même si elle ne dure pas longtemps. Hergé qui le croise dans une des agapes lombardo-tintinesques lui lance : « Ah, c’est vous, Martin ? Eh bien, vous avez encore énormément de progrès à faire ! »
Mortifié, Martin a entendu la leçon. En quelques semaines, non seulement Alix l’intrépide se densifie et devient de plus en plus documenté et passionnant à lire, s’écartant résolument du modèle romanesque initial, mais le second volume de la série Le Sphinx d’or est si impressionnant que Hergé se fend même d’un compliment appuyé. Mieux : Jacques Martin écrit et illustre dans Tintin les rubriques de La Chronique de l’auto et La Chronique de l’aviation tellement bien documentées que l’auteur de Tintin en vient à lui demander de la documentation.
Cela aboutit par l’engagement de Jacques Martin dans les Studios Hergé 1954 au titre de « collaborateur principal ». Intéressé par ses qualités, Hergé le recrute surtout pour le seconder dans la refonte de ses anciens Tintin, sur des produits dérivés comme la Collection Voir et Savoir entamée par Jacobs, et dans la réalisation des nouveaux albums de la série.
Pendant dix-neuf ans, jusqu’en 1972, sans lâcher parallèlement ses deux séries, Martin interviendra sur L’Affaire Tournesol, Coke en stock, Tintin au Tibet, Les Bijoux de la Castafiore, Vol 714 pour Sidney ou encore Jo, Zette et Jocko. Il forme avec d’autres : Edgar P. Jacobs, Bob De Moor, Roger Leloup,... ce que François Rivière nommera plus tard L’École d’Hergé, bien que Martin ait toujours récusé cette filiation
Car il est davantage un héritier d’Edgar P. Jacobs. Dès Le Sphinx d’or, le trait de Martin va se rapprocher du canon jacobsien. Une bonne affaire pour l’éditeur du Journal Tintin, Raymond Leblanc, qui souffre des absences répétées de ses deux ténors –Hergé et Jacobs- dans son hebdomadaire, car Jacques Martin en revanche, produit avec une impressionnante régularité.
En 1952, il crée le journaliste Lefrancq pour lequel, inspiré par une ancienne usine de V1 qu’il a visitée dans les Vosges, il concocte un thriller politico-technologique impressionnant et parfaitement rythmé : La Grande Menace. La filiation jacobsienne est parfaitement assumée, probablement encouragée par l’éditeur. C’est sa deuxième époque. Jacobs s’en émeut, d’autant que le premier album de Lefranc a un succès retentissant. Et, sans que le litige apparaisse sur la place publique, un modus operandi s’installe qui permet aux deux auteurs de se distinguer nettement.
C’est la troisième période perceptible à partir de La Griffe noire, Les Légions perdues, ou encore Lefranc : L’Ouragan de feu et Le Mystère Borg qui s’orientent vers un vérisme qui, tout en s’émancipant de ses modèles, perpétue et renouvelle la fameuse "Ligne claire" d’Hergé et de Jacobs. C’est la période classique de Jacques Martin, tant du point de vue du dessin que du scénario qui fait de plus en plus référence aux textes antiques.
Sa dernière et quatrième époque est consacrée à la transmission. Sur le modèle du Studio Hergé, il s’entoure d’assistants : Gilles Chaillet, Christophe Simon, Pierre de Broche, Olivier Pâques ou Rafael Morales ou de disciples, comme André Juillard. Gilles Chaillet intervient sur Alix et sur Lefranc ; pour Pleyers, il crée Keos ; pour Christophe Simon, il crée Orion, tous ces titres se passant dans l’antiquité romaine, grecque, égyptienne.
Il aborde le Moyen-âge avec Pleyers dans Jhen, le Grand Siècle avec Loïs pour Olivier Pâques, L’Empire avec André Juillard. Chacune de ces séries produisent des ouvrages documentaires : Les Voyages d’Orion, de Keos, de Jhen, de Loïs, de Lefranc...
L’œuvre de Jacques Martin se fait cours d’histoire. Le "style Martin" se perpétue à travers elle. Le classicisme devient maniérisme et affadit un peu l’éclat initial. Il faudra quelques années après la mort du créateur en 2010 pour la série Alix retrouve un peu de la magie initiale.
Cette première grande rétrospective consacrée à l’art de Jacques Martin, s’intéresse plus particulièrement aux années 1948-1988, années pendant lesquelles l’auteur dessine et écrit seul la série.
À travers plus de 150 planches originales et documents rares, dument contextualisés, la démarche de Martin « entre rigueur historique et fantasme artistique » est mise en lumière par les commissaires Gaëtan Akyüz et Romain Brethes. Une redécouverte nécessaire qui sera un des grands rendez-vous du prochain festival.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Musée de la Bande Dessinée d’Angoulême, du 25 janvier au 13 mai 2018
Cité internationale de la bande dessinée et de l’image
© Jacques Martin – Casterman
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