Cet article a précédemment été publié par le magazine L'Histoire
HISTOIRE - Lorsqu'il fait ses premiers pas, le 11 février 1990 à 16 h 15, hors de la prison Victor Verster de Paarl à une cinquantaine de kilomètres du Cap (où il est en résidence surveillée depuis un peu plus d'un an après avoir connu plus de 20 années de bagne sur Robben Island puis la prison de Pollsmoor), Nelson Mandela est un célèbre inconnu.
Célèbre: la libération du plus vieux prisonnier politique du monde a légitimement attiré les médias du monde entier, venus assister aux premiers pas en pleine lumière d'un homme dont on guette de toute part l'attitude politique dans le moment historique de sa libération, dans un pays dont le système totalitaire de séparation des groupes en fonction de la couleur de peau menace d'exploser. Inconnu : car cette icône de la lutte anti-apartheid est une icône invisible. Figure paradoxale, Mandela est un homme politique qui incarne le combat pour l'émancipation des Noirs d'Afrique du Sud, mais un homme politique privé de la faculté d'être un homme public, et dont les positions ne sont pas vraiment connues.
Qui est vraiment Nelson Mandela? Sa seule photo alors connue, arborée ou publiée depuis plus d'un quart de siècle, employée planétairement comme icône de la lutte contre l'apartheid, est celle d'un homme encore dans la force de l'âge ; et l'on découvre en direct ce 11 février un homme âgé, titubant, un peu hagard, habillé d'un costume gris mal ajusté. Ses positions politiques, son engagement, sa droiture, dont le dernier témoignage est celui de la plaidoirie prononcée par lui en 1964 au procès qui le condamna ainsi que ses comparses à la réclusion à perpétuité, auraient-ils varié, flanché? S'est-il "vendu" au régime d'apartheid?
Qu'a-t-il négocié en secret, seul et contre l'avis des autres cadres de l'ANC en exil ou en prison, depuis plusieurs années, avec le gouvernement de Pieter Willem Botha, d'abord, avec le président nouvellement élu (en 1989) Frederik De Klerk, ensuite? Dans les rangs des cadres et des militants de la lutte, des doutes se sont élevés quant à la loyauté de Mandela à l'égard de l'ANC (African National Congress) en exil, dont le représentant légitime est Oliver Tambo, et dont la ligne politique est celle de la lutte armée et de l'alliance avec le Parti communiste. Pour les communicants de l'ANC, comment va se comporter en public cet homme qui vient d'une époque où il n'y avait pas de caméra de télévision et où les conférences de presse se tenaient clandestinement? Les Noirs d'Afrique du Sud, les Blancs, les médias, les gouvernements étrangers, chacun attend de savoir qui est vraiment Mandela.
Le discours qu'il prononce, le soir de sa libération, au balcon du City Hall (hôtel de ville) du Cap, en face de Grand Parade, la place publique de la vieille ville coloniale où s'est massée une foule nombreuse et compacte, est là pour répondre à cette question. Une question qu'on ne s'était pas vraiment posée depuis 27 ans, sûr de connaître la réponse, mais qui se pose désormais avec urgence, sous les feux d'une actualité explosive. Le génie politique de Mandela est de l'avoir compris et de prononcer ce soir-là un discours à la première personne. A la manière d'un discours de retrouvailles après une longue absence, Mandela distribue longuement les salutations à son auditoire, dessinant ainsi les cercles non concentriques d'une nation sud-africaine encore éclatée, et qu'il reste à rassembler dans un nouveau périmètre.
Ce premier discours d'homme public n'est pas celui d'un prophète ou d'un pasteur, mais celui d'un père qui énumère ses enfants dispersés pour, tout à la fois, se mettre à leur service et en être le chef. Mais ce n'est pas encore le père de la nation, ni non plus un homme d'État. C'est un chef de parti, qui gagne ce statut en un soir, en transformant son autorité morale en autorité politique. Remarquable, tout au long de ce discours, est l'articulation du "vous" ("vous, le peuple" des opprimés de l'apartheid) et du "nous" (nous, l'organisation combattante légitime), qui permet à Mandela de demander mobilisation, poursuite de la lutte, discipline. La suite prouvera qu'il les obtint ce soir-là, créant de la sorte, par son leadership ainsi affirmé, les conditions pour une future sortie de crise...