LITTÉRATURE - Ah, les romancières anglaises! Leur génie est inimitable et leurs livres font souvent l'objet d'un culte fervent. C'est le cas de Jane Austen, auteure de seulement six romans achevés. Ses lecteurs déplorent que son œuvre complète ne comprenne pas quelques milliers de pages supplémentaires. Ils compensent parfois en lisant des ouvrages inspirés de l'univers de l'auteure de Pride and Prejudice (Orgueil et préjugés, 1813).
Car certains écrivains contemporains ajoutent volontiers des chapitres aux romans de Jane Austen. L'exercice de style est même très prisé. Parmi les ouvrages de qualité récemment parus en hommage à la romancière, on peut distinguer pour leur qualité ou leur originalité The Jane Austen Book Club de Karen Joy Fowler (2007) ; Confessions of a Jane Austen Addict de Laurie Viera Rigler (2008) ou Murder at Mansfield Park de Lynn Shepherd (2010).
Mais quand Phyllis Dorothy James, autre romancière anglaise très appréciée, rend à son tour hommage à Jane Austen, les lecteurs en ressentent un double frémissement de plaisir. Le temps d'un roman de trois cents pages - c'est toujours bon à prendre! - ils retrouvent avec émotion certains des personnages austiniens qu'ils préfèrent, quoique cernés d'un trait plus noir. En effet, le dernier roman de P.D. James, la lady du roman policier britannique, Death Comes to Pemberley (La mort s'invite à Pemberley) se présente comme une angoissante suite à Pride and Prejudice, le livre que les lecteurs d'Austen placent en général en haut de la liste de leurs préférences. Cette fois, et P.D. James s'en excuse d'emblée auprès de l'ombre de Jane Austen, le sujet de l'ouvrage n'est pas un mariage délicat à conclure, mais une enquête criminelle à mener!
Dans un prologue, P.D. James présente Elizabeth et Fitzwilliam Darcy, les deux irrésistibles héros de Pride and Prejudice, heureux en mariage. Ils sont désormais parents de deux petits garçons et ils entretiennent des relations étroites avec Jane, la sœur d'Elizabeth, et son époux Charles Bingley, ami de Darcy. Ils sont appréciés et respectés de leurs voisins. Leur bonheur semble parfait. Mais à la veille du bal prévu le 15 octobre 1803, en souvenir de Lady Anne, la défunte mère de Darcy, la tragédie s'impose soudain à Pemberley (Derbyshire), domaine mythique pour les fervents d'Austen.
On admire qu'Austen ait su démêler avec finesse les principaux casse-tête de l'existence dans une société, dont le mariage était la clé de voûte. Que d'obstacles à surmonter, dans les campagnes anglaises, sous le règne de George III, avant de dénicher le jeune homme ou la jeune fille en tous points convenables! Les inégalités de richesse ou de niveau social étaient les principaux embarras. Mais les sentiments jouaient également leur rôle ; la société décrite par Austen n'était pas complètement cynique. Elizabeth et Darcy eux-mêmes avaient cumulé les difficultés avant de convoler en justes noces. Riche héritier du magnifique domaine de Pemberley, Darcy se montrait volontiers hautain, cassant et méprisant, y compris avec les jeunes filles! Quant à Elizabeth, héroïne dénuée de fortune, l'une des cinq filles de parents excentriques, elle était certes intelligente et piquante mais insolente et sûre d'elle. Jane Austen raconte comment les obstacles à surmonter avaient paradoxalement rapproché les deux personnages. Pride and Préjudice s'achève juste après leur union. Tous les conflits secondaires du roman ayant été résolus, un bonheur sans nuages était promis au couple. L'inquiétant aveuglement des deux héros sur eux-mêmes semblait définitivement oublié. Pour cette fois, on pouvait imaginer que l'amour avait triomphé.
Avant P .D. James, David Lodge avait remarqué que l'entente d'Elizabeth avec Darcy était comparable à celle de jumeaux fusionnels, mais toujours proches du déséquilibre. Un personnage est récurrent dans son œuvre. Il se nomme Morris Zapp. Brillant universitaire américain à l'humour corrosif, Zapp a baptisé, en souvenir de Pride and Prejudice, ses enfants jumeaux, Elizabeth et Darcy. Au-delà du clin d'œil, Lodge reconnaît ainsi sa dette à l'égard de la romancière qui a beaucoup contribué à rendre le roman respectable. D'ailleurs, on peut faire confiance à Jane Austen pour éclaircir les mystères les plus embrouillés. Il n'est donc pas totalement arbitraire de situer une énigme criminelle dans un contexte austinien. Dans Death Comes to Pemberley, P.D. James imagine que l'amour du couple Darcy est tout à coup menacé, suite à un crime odieux, commis dans les bois de Pemberley.
P.D. James s'efforce d'écrire à la manière de Jane Austen, avec élégance et raffinement, en reprenant ses expressions et ses tournures de phrases. L'ironie froide et la satire acerbe, caractéristiques du style d'Austen, sont parfois si bien imitées que le lecteur se prend à esquisser un sourire de connivence. Naturellement, dans Death Comes to Pemberley, le scandale arrive par George Wickham, l'anti-héros, ancien compagnon de jeux de Darcy quand il était enfant. L'homme est devenu infréquentable, incapable de gagner sa vie honnêtement, dénué de morale, voire débauché. Son souvenir est banni à Pemberley où il est impensable qu'il soit reçu. Quand Lydia, la sœur mal-aimée d'Elizabeth, coupable d'avoir épousé Wickham, se présente, un soir de tempête, hystérique et incohérente, à la porte du château de Pemberley, le pire est à craindre. D'ailleurs, Wickham est rapidement accusé d'avoir assassiné un ami dans les bois tout proches. C'est le retour du refoulé ; un passé douloureux remonte brusquement à la mémoire des personnages.
Avant d'épouser Darcy, Elizabeth avait été très sensible au charme de Wickham. Quand elle y repense, la honte, l'angoisse et la culpabilité la saisissent. Elle avait bien failli tomber amoureuse d'un homme relégué au ban de la société! Et d'ailleurs cette passion condamnable est-elle tout à fait éteinte? Quant aux préjugés de Darcy à l'encontre d'Elizabeth, ont-ils tous été définitivement levés? L'enquête menée dans Death comes to Pemberley est davantage psychanalytique que criminelle. C'est en cela que le roman se démarque nettement des autres réécritures des romans d'Austen. C'est l'inconscient des personnages qui intéresse P.D. James. À juste titre. Austen n'était pas une écrivaine romantique ; son œuvre était une entreprise de démystification. P.D. James va plus loin encore dans ce sens, et le crime qu'elle situe dans les bois de Pemberley est prétexte à révéler les non dits d'un couple modèle.