"Le trou noir de l'information" : comment être journaliste sous Daech ?

"Le trou noir de l'information" : comment être journaliste sous Daech ?
Awardees Abdelaziz Alhamza (à gauche) and Abu Mohamed (à droite), membres du collectif "Raqqa est massacrée en silence", RBSS, à New-York le 24 novembre 2015. (MICHAEL NAGLE/GETTY IMAGES FOR COMMITTEE TO PROTECT JOURNALISTS/AFP)

Combien sont-ils, comme Nissam Ibrahim, exécutée par l'EI, à braver la peur pour continuer à informer le monde sur les exactions du groupe djihadiste ?

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Nissam Ibrahim se savait menacée mais n'a jamais cessé de témoigner des conditions de vie à Raqqa où elle vivait, le fief syrien de l'Etat islamique (EI), et de dénoncer les exactions commises par le groupe djihadiste. L'activiste anti-EI de 30 ans, de son vrai nom Ruqia Hassan, a été exécutée par les djihadistes pour "espionnage". Arrêtée vraisemblablement en août 2015, elle a été tuée en octobre, mais sa famille n'en a été informée que le 3 janvier 2016. Elle est la première femme à être assassinée par l'EI pour ses activités journalistiques.

Elle faisait partie d'une poignée de militants qui continuent d'informer le monde, à travers les réseaux sociaux, sur la situation dans la capitale auto-proclamée syrienne de l'EI. Depuis le début du soulèvement d'une partie de la population syrienne en mars 2011, ils sont les seuls témoins de ce qui se passe, là où les journalistes professionnels n'ont plus accès ou ne se risquent pas, où l'information est instrumentalisée et contrôlée par les différentes parties du conflit, dont l'EI.

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Poursuivis jusqu'en Turquie

S'ils ne se plient pas aux règles édictées par le "service de presse" de l'EI, ces journalistes locaux sont des cibles à abattre. En Irak, 13 journalistes ont été exécutés lors de la prise de Mossoul en août 2014, une quarantaine ont été kidnappés, 10 sont encore otages.

En Irak, dans ces zones tenues par l'EI, c'est le trou noir de l'information", souligne Alexandra el-Khazen, responsable du bureau Moyen-Orient de Reporters sans frontières (RSF).

Les acteurs de l'information directement persécutés et poursuivis ont fui le territoire. Les autres ont arrêté de communiquer à l'extérieur. Les rares qui sont restés pour exercer leur métier ne parviennent que très difficilement à transmettre des informations aisément vérifiables, précise Reporters sans frontières (RSF).

En Syrie, selon des chiffres non-exhaustifs de RSF, 141 journalistes citoyens et au moins 49 journalistes professionnels ont été tués depuis 2011, victimes tant du régime que des différentes milices. Sur les 54 journalistes détenus en otage dans le monde en 2015, 26 le sont en Syrie, principalement par l'EI, dont  20 sont des journalistes locaux. Et la liste des journalistes victimes de l'EI n'a fait que s'allonger, les groupes terroristes allant jusqu'à, phénomène nouveau, traverser la frontière avec la Turquie pour assassiner ceux qu'ils considèrent comme des "ennemis de Dieu".

En octobre 2015, Ibrahim Abdelkader, jeune militant syrien, et son ami Farès Hamadi, ont été décapités par l'organisation terroriste dans l'appartement qu'ils occupaient dans le sud-est de la Turquie. Fin décembre, Naji Jerf, connu pour son opposition au régime syrien et auteur de documentaires sur les exactions de l'EI, a été tué d'une balle dans la tête dans une rue de Gaziantep, près de la frontière syrienne, sans que l'on sache s'il s'agissait d'un assassinat commandité par le groupe terroriste.

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Collectifs et réseaux citoyens

Toutefois, grâce à un vaste réseau de journalistes-citoyens qui bravent la peur imposée par les djihadistes et agissent de manière clandestine et sous pseudo ainsi qu'aux médias syriens en exil installés en Turquie, l'information filtre et permet une connaissance précise et rapide des zones contrôlées.

Le collectif "Raqqa is being slaughtered silently" (Raqqa est massacrée en silence), dit RBSS, créé en avril 2014, qui réunit une vingtaine de journalistes-citoyens, est l'une des rares sources d'informations crédibles et indépendantes. Pour sortir des infos, ils usent de différents procédés. Pour couvrir les événements à Raqqa, une équipe est présente sur le terrain et dans les environs, expliquait en janvier 2015 l'un des membres de RBSS à RFI. Elle se charge d'envoyer des vidéos, des photos et des infos grâce à des systèmes de messagerie comme WhatsApp, ou d'autres plus sécurisés comme Telegram Messenger.

Une équipe en Turquie réceptionne les données et s'occupe de la mise en forme et de la publication sur les pages des membres et sur le site officiel. Des traductions en anglais sont également faîtes. Pour éviter que les journalistes ne soient repérés, des proxys sont utilisés. "La plupart de ceux qui font partie du collectif participaient à la révolution syrienne avant que n'apparaisse Daech. Notre premier adversaire a été le régime syrien, avant que Daech ne le devienne. Maintenant, ceux qui commettent des crimes à Raqqa sont aussi bien l'organisation de Daech que le régime d'Assad", racontait encore ce blogueur. Certains journalistes activistes arrivent à sortir de certains territoires pour livrer des témoignages à l'oral ou des documents.

C'est assez incroyable mais c'est vrai qu'on arrive à avoir des informations grâce aux allers-retours des habitants et des journalistes-citoyens qui communiquent à des sources à l'extérieur du territoire, la frontière est à certains endroits assez poreuse", décrit Alexandra El-Kazhen.

Directement ciblé par l'EI, RBSS arrive à tenir une couverture quotidienne. Aussi bien de l'actualité des territoires contrôlés par l'EI que de celle de zones bombardés par le régime d'Al-Assad, par la coalition et pas les Russes. 

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Gaziantep, capitale des médias syriens

Beaucoup de journalistes syriens en exil et de nouveaux médias ont élu domicile à Gazantiep, afin de servir de relais à ceux de l'intérieur, qu'ils soient sous le drapeau noir de l'EI ou sous les bombes du régime. C'est là que l'agence française de coopération, le CFI a installé, fin 2013, un incubateur de médias syriens. Des formateurs y rencontrent des journalistes qui ont fui mais aussi des "correspondants" de l'intérieur pour les former aux réflexes journalistiques, la plupart du temps à la demande de médias basés à l'étranger. 

Des techniques de base de sécurité pour se protéger contre la surveillance sont notamment enseignées. Jean-Marc Bourguignon de RSF est chargé de former les journalistes à la sécurisation de leur communication par mail ou par téléphone entre les correspondants et les médias en Turquie. "On leur montre comment installer des VPN sur leur matériel pour que les communications, mails, surf, envoi de fichiers, photos, soient chiffrées", explique-t-il. "On leur apprend également à installer des applications simple d'utilisation qui vont chiffrer les SMS de leur smartphone, comme 'Signal'. Ou encore on leur conseille d'éteindre le plus possible leur portable pour éviter les écoutes gouvernementales, du régime, de la coalition ou encore des Russes", précise-t-il encore. "On essaie de leur fournir des outils les moins connus possible, pour que les différentes parties du conflits ne remontent pas facilement jusqu'aux sources des informations."  

"Je pense qu'il est très difficile aujourd'hui pour les collectifs comme RBSS de garder leur réseau qui filme ou qui informe de l'intérieur des territoires occupés par l'EI, les frontières sont fermées depuis mars 2015 et il est très difficile de passer. Mais on arrive à travailler avec des médias à Alep ou Idlib", estime cependant Nour Hemici, chargé de projet au CFI, qui précise qu'aucun des journalistes formés n'est envoyé dans les territoires contrôlés par l'EI, à Raqqa par exemple. 

Des réseaux qui gènent

Ces dernières semaines, la menace s'est élargie aux journalistes travaillant au-delà des frontières syriennes. Leur travail et les informations récoltées sont devenus si gênants pour l'EI que les incursions de terroristes se sont multipliées en Turquie.

"Les activistes ont créé leur propre média et se sont structurés. Ils sont devenus plus solides, ont acquis un certain savoir-faire. On est passé d'un journalisme de commentaire et de dénonciation à un journalisme d'investigation, avec des images, notamment autour de Raqqa. Ça devient plus gênant pour les groupes djihadistes, mais aussi pour les autres parties impliquées dans le conflits", explique David Hivet, directeur Méditerranée Asie au CFI. "Il y a quatre mois, les journalistes et les activistes étaient encore très motivés. L'attention était portée sur la lutte contre le régime et leur crainte était de se faire arrêter ou torturer par les autorités. Depuis quelques semaines, la peur a changé de camp."

Sarah Diffalah

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